Je Suis à L'Est !
thème a beaucoup été exploré dans les écrits de la Renaissance, par Kafka, ou même par le cinéma à ses débuts. Il y a longtemps, pendant mon séjour en Allemagne, jâavais regardé quelques films parmi les tout premiers réalisés, dont le Cabinet du docteur Caligari . Jâavais été impressionné par leur profondeur : les moyens, à lâépoque, étant très limités ; avant de faire un film, les réalisateurs devaient avoir une conception profonde de ce quâils allaient dire et faire ; ils devaient compenser tous les problèmes techniques. Le résultat est assez bluffant. Les films en question débouchent immanquablement sur une impression de malaise innommable, une déstabilisation profonde. Tel était finalement peut-être le but du voyage : faire voir en quoi lâêtre normal est profondément anormal, en quoi la figure rassurante du docteur véhicule celle de la terreur, ou vice versa. Ce qui est dénoncé, ce sont ces résultats de lâexcès, de la volonté de contrôler, dâacquérir le pouvoir de transformer et de se transformer.
Je peux avoir des envies immédiates de me transformer en tout et nâimporte quoi. Il nâen demeure pas moins que, dâun point de vue éthique, cela nâest ni souhaitable ni admissible. Des évolutions ponctuelles sont envisageables, mais avec une grande prudence. Et encore.
Prenons un exemple, cette fois issu non pas de quelque ouvrage de fiction, mais dâune situation bien réelle. Je suis jeune, noir, américain, jâhabite aux Ãtats-Unis. Jâai statistiquement plus de chances dâêtre en prison que dâavoir un emploi. Et je peux me faire tirer dessus à tout moment, les exemples dans lâactualité récente ne manquent pas. Inutile dâajouter que ma situation est potentiellement problématique. Donc, avec lâaide dâun médecin fort puissant, mes futurs parents envisagent des pistes de transformation, rendus possibles par les progrès médicaux. On peut, premièrement, blanchir lâenfant, susciter des mutations génétiques pour quâil soit « normal ». Ou alors, pourquoi pas, dans le cadre dâun programme national contre le racisme, déclencher des mutations génétiques sur la rétine des gens pour quâils ne voient pas la couleur noire de la peau. On peut imaginer, comme la France le pratique pour la trisomie 21, dâéliminer lâenfant à naître si sa peau sâannonce trop noire. Tout est possible en apparence.
Le plus délicat reste, non pas de bidouiller les choses, mais de faire évoluer les mentalités. Jâai toujours trouvé fort révélateur le fait que, quand on demande aux esprits éclairés dâanticiper les mutations du futur, ils parviennent avec une certaine fiabilité à prédire les évolutions techniques, mais se trompent lourdement quant aux évolutions sociales ou culturelles. Les grands esprits de 1900 avaient assez correctement entrevu lâapparition, au cours du siècle à venir, des avions, de la télévision, des moyens de transport et de communication. Mais ils avaient lamentablement échoué à prédire la quasi-disparition des servantes et serviteurs de maison, par exemple. Ou à pressentir que les jeunes filles de bonne famille pourraient à lâavenir faire autre chose de leurs journées que dâattendre, en robe dâapparat, derrière un piano, leur prince charmant. Nos technologies de mutation de la peau des Noirs ou de la cervelle des autistes, dans quelques années, paraîtront aberrantes, avec le complexe mélange émotionnel de naphtaline surannée et de barbarie choquante que lâon ressent quand on lit des textes sur les recherches de la psychiatrie ancienne.
On peut pousser lâironie un peu plus loin. Dans les pays dâEurope de lâEst, il y a quelques années encore, quand un Noir arrivait, il était fêté comme une star. Nâayant jamais vu de Noir de leur vie, les gens le touchaient pour vérifier que sa peau était comme la leur, ou bien la grattaient pour voir si lâenduit supposé ne pouvait être enlevé. Alors que dans les années 1920-1930, quand des Noirs américains émigraient en URSS, attirés par la propagande qui présentait lâURSS
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