Joséphine, l'obsession de Napoléon
les dessins noirâtres que le marc humide y avait tracés en s’écoulant.
— Un homme…, murmura-t-elle. Un homme qui commande aux montagnes… Tout vous conduit à lui… Son étoile est puissante, si puissante qu’elle déborde de la tasse…
8
Un futur chien de manchon
Le citoyen directeur Barras et la citoyenne de Beauharnais !
Le luxe du quartier général de Napoleone Buonaparte était bien celui qu’avait annoncé Fouché, lequel figurait d’ailleurs parmi les vingt convives présents et souriait finement à chaque entrée des arrivants annoncés par l’huissier. Meubles de prix, luminaires rutilants, laquais en livrée, tous les attifets de l’opulence prélevés dans les garde-meubles de la Convention, qui les avait récupérés auprès des pillards sans-culottes. Ne détonnaient que les appellations « citoyen » ou « citoyenne » de l’huissier : on se fût cru en 1788.
Le général s’avança pour accueillir ses hôtes les plus célèbres et de nouveau embraser Rose de ses regards. Le plan de table fut astucieux : Barras présidait, avec Thérésa à sa droite, mais Rose était, elle, à la droite du général. Elle le félicita de sa promotion.
— C’est mon étoile qu’il faudrait féliciter, madame.
— Où siège-t-elle, général ?
— Au-dessus de la France, madame.
Elle tenta de déceler dans le ton quelque légèreté qui eût atténué la solennité des mots et n’en perçut qu’une trace infime dans les roulements de « r » presque comiques. Les mots d’Augustine Le Normand, « son étoile est puissante », lui revinrent en mémoire et elle en fut sans repartie. Cet homme croyait en lui-même intensément, effroyablement.
— C’est elle qui a croisé nos chemins, reprit-il.
— Je m’en flatte.
— Quand deux fils sont croisés, c’est qu’il faut les nouer.
Derechef, elle en resta sans réplique. Elle était donc assise auprès d’un loup. Elle n’osa le regarder, mais dut s’y résoudre : elle sentait le regard du Corse lui brûler la peau, ses mots mêmes brasillaient sur elle, comme le feu Saint-Elme qui avait couronné le grand mât de son bateau quand elle avait quitté la Martinique. Mais, à ce moment-là, un convive, La Révellière-Lépeaux, s’adressa à lui. La conversation avec Rose s’interrompit là et ne reprit pas. Comment, d’ailleurs, eût-elle pu se poursuivre ? Rose avait quasiment reçu un ultimatum.
Le repas s’acheva et les convives se levèrent.
— Quel faste ! observa Rose, rejoignant Barras.
— Ce n’est pas le sien, mais celui de la République. Il est gouverneur de Paris.
Elle l’ignorait. Les honneurs pleuvaient décidément sur la tête du général Vendémiaire.
Barras raccompagna Rose rue Chantereine et demanda à son cocher de l’attendre un moment. Elle fut à peine surprise, peut-être éprouvait-il un besoin physique pressant, certes pas amoureux, car elle savait que maintes personnes faisaient, comme à l’ordinaire, antichambre aux Tuileries.
— Rose, je dois vous parler.
Quand sa femme de chambre l’eut aidée à se défaire de son manteau, de son châle et de son chapeau, elle s’assit dans le salon du rez-de-chaussée. Il prit place en face d’elle.
— Il est temps que vous songiez à votre avenir. Buonaparte n’a d’yeux que pour vous. Je veux que vous l’épousiez.
C’était vraiment la journée des surprises.
— Mais vous n’y songez pas…
— Si. Ces mots sont mûris depuis plusieurs jours. Je vais le faire nommer général en chef. Je lui donne l’Italie à conquérir. Il y fondera sa fortune. Il a le caractère italien. Il brûle d’acquérir une grande réputation militaire. En l’épousant, vous le soutiendrez et, à son tour, il vous sera un soutien.
Humiliée par l’abandon tacite qui venait de lui être signifié, Rose rassembla ses esprits.
— Ignoreriez-vous, mon ami, que les unions sont parfois dictées par le coeur ?
— C’est une erreur commune. Les liaisons sont parfois commandées par le coeur, oui, mais s’il en est le seul maître, elles ne durent guère. Vous le savez.
— Je sais aussi d’expérience que, lorsque le coeur n’y est pas, elles ne durent pas non plus.
— Celui de Buonaparte y est. Et vous n’y êtes pas indifférente.
Elle trouva singulier que son amant officiel la pressât d’en épouser un autre. Peut-être s’était-il lassé d’elle. Il est vrai que ses hommages s’espaçaient et
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