Joséphine, l'obsession de Napoléon
l’annoncer au ministre et les cinq cents invitations furent livrées une fois de plus, la troisième, par une armée de messagers.
Ce bal aurait lieu le lendemain. Il était donné en l’honneur de l’épouse du héros, selon une idée de Talleyrand. Émigré aux États-Unis pendant la Révolution, celui-ci avait obtenu l’autorisation de revenir en France grâce aux interventions de Germaine de Staël ; il échappa au sort des proscrits qui rentraient au pays, en arguant qu’il était parti sur l’ordre de la Convention, pour observer la naissance de la jeune république américaine. On feignit d’y croire. On ferma également les yeux sur les égarements de celui qui avait quand même été évêque d’Autun : un prélat qui courait aussi effrontément le jupon ne pouvait être un vrai dévot. À force d’intrigues, le ci-devant se fit donc nommer ministre de la République.
Certains ecclésiastiques, tels Fouché et Sieyès, savaient tirer leur épingle du jeu.
Talleyrand postula que la République avait besoin de faste autant que de ferveur et qu’elle ne saurait vivre éternellement dans le dénuement farouche de la vertu républicaine. Tout l’indiquait, à commencer par les nouvelles élégances de la population, dont les incroyables et les merveilleuses donnaient l’exemple : les cravates débordantes des premiers, les robes fluides et excessivement révélatrices des autres ne disaient que trop le besoin de plaisirs et de gaieté après les convulsions des dernières années. La gloire militaire justifiait la célébration. Celle des héros ? Non, la vertu de leurs compagnes, à commencer par celle de Bonaparte.
La machiavélique habileté du personnage donne à soupçonner qu’il aspirait à ressusciter les fastes de l’Ancien Régime sous couleur de servir la République. Il fit achever, restaurer et redorer l’hôtel de Gallifet {11} par l’architecte même de Marie-Antoinette, Bellanger. Et la mise en scène du bal fut sans précédent : à l’entrée d’un jardin créé pour l’occasion avec neuf cent trente arbres en bacs, un bivouac avait été dressé, avec feu de camp et musique militaire. Plus loin s’élevait un petit temple qu’abritait un buste du héros des jacobins, Brutus, le Romain légendaire qui aurait chassé le dernier roi du pays, Tarquin le Superbe, et serait devenu l’un des deux premiers consuls de la République romaine. L’hôtel lui-même flambait de tous ses feux et des ornements à la mode antique, draperies et guirlandes. Une escouade de jolies femmes, et même de moins jolies, telle Germaine de Staël, et leurs maris, frères ou amants, s’y amassa dès la tombée du jour pour attendre le couple Bonaparte.
À 22 h 30, le silence se fit : les héros étaient à l’heure. Bonaparte portait son habituelle redingote boutonnée jusqu’au menton, et Joséphine, une robe à l’antique, sans bijoux et coiffée d’un carré de damas doré retenu par un bandeau de camées. La foule s’écarta sur leur passage jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus devant Talleyrand. Un général et son épouse ? Plutôt des souverains.
À 23 heures, le souper fut annoncé. Mais, comme sous l’Ancien Régime, seules les femmes s’assirent ; elles seraient servies par leurs cavaliers. Hommage suprême, Talleyrand se porta serviteur de Joséphine et leva son verre « à la citoyenne qui porte le nom le plus cher à la gloire ». Des applaudissements éclatèrent. Le compositeur à la mode Joseph Méhul chanta lui-même un air de son cru.
La musique couvrit les conversations, mais pas assez pour qu’on ne pût entendre Germaine de Staël, qui n’avait jamais encore vu son héros et qui se fit présenter à lui de force par l’auteur dramatique Antoine Arnault. Après avoir débité un compliment emphatique, qui ne dérida pas Bonaparte, elle lui demanda :
— Général, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ?
— La mienne, madame, répondit-il d’un ton glacé.
Une réponse aussi sèche à une question aussi sotte en eût découragé de moins téméraires. Mais la baronne avait décidément la bourde chevillée au corps :
— C’est tout simple, reprit-elle, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?
— Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage.
— Je le conçois encore, mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ?
— Celle qui fait le plus d’enfants, madame, lâcha Bonaparte, aussi
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