Journal de Jules Renard de 1893-1898
souterraines.
29 septembre.
Bucoliques. Le pharmacien sur sa porte dit qu'il y a quelque chose de brouillé dans l'ordre des saisons.
Des hommes ont l'air de ne s'être mariés que pour empêcher leurs femmes de se marier avec d'autres.
30 septembre.
Je vois trop vrai, et les yeux me font mal.
Comme on ajoute : « C'est authentique » ou « textuel », pour faire rire d'un mot qui n'a pas porté.
La fête de Marinette.
On attendait mon père. Il arriva, les mains derrière le dos. Il lui tendit quelques brins de violette.
- Je n'en ai pas souvent donné comme ça, dit-il.
Mon père. Si je l'oublie trop longtemps, tout à coup son image saute sur moi.
Bucoliques. On arrache les pommes de terre, et la terre dégarnie semble ne plus attendre que la neige, pour que ce soit l'hiver.
Je peux vivre un jour ou mille années : je ne reverrai plus mon père.
J'arrive à la sécheresse idéale. Je n'ai plus besoin de décrire un arbre : il me suffit d'écrire son nom.
Il a une dent gâtée contre moi.
Je me sens parfois les inquiétudes, les fourmis du critique.
Je jette une lueur par an, puis je m'éteins.
La vieillesse, c'est quand on commence à dire : « Jamais je ne me suis senti aussi jeune. »
Oh ! ce son grave des cloches, comme si les morts eux-mêmes tiraient la corde avec leurs pieds !
Si la France est malade, qu'elle prenne quelque chose de chaud, le soir, en se couchant !
C'est dimanche, aujourd'hui, dans les feuilles du chêne.
Un bourdon fait le bruit d'une fête.
C'est si ennuyeux, le deuil ! A chaque instant il faut se rappeler qu'on est triste.
Le temps n'est pas si lointain où j'adressais des vers à Armand Silvestre.
Quand la paresse rend malheureux, elle a la même valeur que le travail.
Des hommes meurent de vieillesse à quarante ans.
Bucoliques. Le feu de bois. Toute cette fête, toute cette vie ! Puis cette agonie, puis cette mort, cette déboulée des bûches.
La lanterne, cette grosse dame hydropique qui ne sort que le soir.
- Pourquoi écrivez-vous la mort de votre père ?
- Aimez-vous mieux que je vous parle de Venise ? Mais je n'y suis jamais allé !
Mon âme est un vieux pot de chambre où dort un oeil.
Un livre, c'est déjà une borne.
Je me surmène de paresse.
Je commence à être célèbre : on vient me taper.
On ne me fera sortir de la Nature que par la force des baïonnettes.
C'est étonnant, cette manie des gens qui ont réussi à Paris de conseiller aux autres de rester en province !
1er octobre.
L'homme propose, et la femme dispose.
Verlaine, ses derniers vers. Il n'écrit plus : il joue aux osselets avec des mots.
Avec de la prudence, on peut faire toute espèce d'imprudences.
Oh ! n'importe quelle femme, ça m'est égal. On a beau être deux : l'amour reste solitaire.
4 octobre.
Les pauvres en redingote. Ils vous demandent une situation, et ils emportent cent sous. Le dernier allait sortir. Il s'excusait de m'avoir dérangé. Il ne m'avait pas demandé autre chose qu'une situation, mais il m'avait dit ne savoir où coucher ce soir, ni quoi manger. Il m'avait amené à lui offrir timidement cent sous.
Théâtre. Ces espèces de pièces où c'est la façon dont ce n'est pas dit qui est drôle.
Moi aussi, j'ai voulu laisser flotter ma chevelure au gré du vent. Hélas ! Le vent n'a rien voulu savoir.
J'ai déjà la peur de ne jamais avoir le courage de faire comme mon père.
5 octobre.
Ne m'accusez pas de mentir ! Du point de vue de la vérité, ce que je dis n'a pas plus d'importance que ce que j'écris : c'est toujours trop littéraire.
8 octobre.
Ah ! comme je me reproche mon visage dur et ironique pendant qu'il était malade ! Père, je te demande pardon !
9 octobre.
Lemaitre a l'air plus vieux que mon père, qui est mort.
Le but, c'est d'être heureux. On n'y arrive que lentement. Il y faut une application quotidienne. Quand on l'est, il reste beaucoup à faire : à consoler les autres.
Il me semble que j'ai oublié le nom de notre roi. Comment s'appelle-t-il ?
Le mari :
- Tu exagères. Qu'un mari trompe sa femme, ça n'a aucune importance.
- Quelquefois, répond-elle, la femme meurt de chagrin. Ça n'a aucune importance.
12 octobre.
- Oui, dit-il, on prétend, mon cher ami, que d'habitude on meurt de ses vices. Moi, je meurs de mes vertus. Je passe ma vie à remplir mes devoirs. J'ai deux ménages, et ma mère : ça me fait trois ménages. C'est pour ça que je n'ai plus le temps de travailler.
- Et vous n'allez pas chez vos amis, de peur d'avoir quelques ménages de plus.
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