Journal de Jules Renard de 1893-1898
m'a tiré dans un coin et m'a dit :
- Qu'avez-vous donc fait à Périvier ? Il ne veut pas que je vous mette dans « Ceux de demain ».
- Moi ? Rien. Pourquoi ne veut-il pas ?
- Je le lui ai demandé, et il m'a répondu : « Parce que. »
C'est vraiment curieux, cette hostilité, dirait Goncourt, et je me souviens d'un incident dont j'aurais volontiers fait un accident si Huret m'y avait autorisé. Et puis, je me rappelle les débuts modestes de M. Périvier. Je considère aujourd'hui sa haute situation littéraire, et je me dis : « Il suffit d'avoir du talent, une bonne conduite et de l'application, pour arriver. J'arriverai. »
Et, pour commencer, je me ferme la porte du Figaro.
Bernard Lazare :
- On dira ce qu'on voudra ! Je n'attaque que des gens qui sont plus forts que moi.
Rencontré, hier, sur le trottoir, Mme Bonnetain retour du Soudan. Sa jolie figure au vent, les narines vibrantes, elle donnait le bras à une petite fille jaune, exotiquement parée, qu'elle a adoptée et ramenée de là-bas. Quant à la petite fille blanche, la légitime, elle marchait toute seule et suivait le couple de sa maman et de sa soeur d'élection qui faisait se retourner les passants.
Rodenbach : « Un souvenir d'enfance remonté au fil de mon âme...Les longs doigts gothiques de Mlle Moreno. » Dieu ! qu'il est doux, ce poëte-là, dirait une dame.
Samain, le doux poëte, ouvrant de grands yeux étonnés parce que j'ai dit dans la conversation : « papa Goncourt ».
Le Français crible d'épigrammes surtout ce qu'il voudrait être : le député, et ce qu'il voudrait avoir : le ruban rouge.
Bien tuberculeux, à le juger par la pomme de terre de son nez !
29 mai.
Enfin, me voilà chauve. Tant mieux ! A quoi me servaient mes cheveux ? Ils n'étaient pas une parure, et j'étais la proie de l'être ignoble, le coiffeur, qui me soufflait au visage son mépris, ou me caressait comme une maîtresse, ou me tapotait la joue comme un prêtre.
- Je viens de me laver les mains, dit Fantec ; et elles sont si blanches que c'est à croire qu'on vient de m'acheter.
- Qu'importe aux gens que je les méprise, si je leur fais du bien !
Levant la tête, on voyait là-haut, entre les plus hautes branches des arbres, couler une rivière de ciel.
Fantec, auteur, n'étudie qu'une femme, mais fouille-la bien, et tu connaîtras la femme.
A la manière dont il... se fouillait le nez, je vis quel était son genre de talent.
Je n'ai pas eu ce que je désirais tant, et, un peu plus tard, je me suis aperçu qu'il était heureux pour moi de n'avoir pas réalisé mon désir têtu.
Qui donc nous protège ainsi ?
Cette idée que j'ai trente ans me navre. Toute une vie morte derrière moi. Devant, une vie opaque où je ne vois rien. Je me sens vieux, triste comme un vieux. Ma femme me regarde, tout étonnée de me voir si sombre. Mon Fantec me dit : « Alors tu vieillis, papa ? » Et, du dehors, personne ne m'écrit, ne m'adresse une preuve de sympathie, ne s'intéresse à ma lamentable aventure.
Et les arbres tendaient la froide lune eucharistique au bout de leurs branches.
30 mai.
La vie de M. Schwob. Et nous, égoïstes, nous étions agacés par cette façon de souffrir si longtemps à cause d'une morte.
Rodenbach : une littérature de cave fraîche.
Ma littérature n'est qu'une continuelle rectification de ce que j'éprouve dans la vie.
Comme quelqu'un qui cherche fiévreusement dans un livre ce qu'il faut faire pour ranimer le noyé couché sur la rive.
Les feuilles clignent comme des paupières, et on voit un oeil de jour.
31 mai.
Une barbe rare, comme mangée par les grillons.
2 Juin.
Cela juge la critique, qu'un jeune homme de vingt ans, Camille Mauclair, puisse s'y montrer de première force. C'est un genre du même ordre que les courses à pied et le cyclisme.
4 juin.
Il n'achetait que son sel, son poivre et son vinaigre. Tout le reste, il le faisait lui-même. Il ne dépensait pas dix francs par an.
Vu, hier, un jeune homme de vingt ans qui en a déjà passé deux au Vénézuela. Fait prisonnier, a failli être fusillé. Il a traversé une forêt, seul avec un guide qui voulait le tuer pour avoir ses bottes. Le soir, la nuit tombait tout à coup comme une toile noire. Il grimpait sur un arbre, installait son hamac à sept ou huit mètres de haut et disait à son guide : « Reste en bas, ou je te loge, au premier mouvement, un pruneau dans la tête ! » Il ne dormait que d'un oeil. D'ailleurs, des vampires se collaient sur sa face ; le matin, elle
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