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Journal de Jules Renard de 1893-1898

Journal de Jules Renard de 1893-1898

Titel: Journal de Jules Renard de 1893-1898 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Renard
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de rester sur les sommets », etc., etc.
Ainsi, les malheurs des autres nous sont indifférents, à moins qu'ils ne nous fassent plaisir.
    Et Veber, devant la boutique de charcuterie, disait : « Qu'est-ce que je pourrais donc bien acheter pour ma femme ? »
9 décembre.
Hier, chez Lautrec avec Tristan Bernard. D'une rue où il pleuvait à verse, passé dans un atelier de chaleur étouffante. En chemise, perdant sa culotte et coiffé d'un chapeau de farinier, le petit Lautrec nous ouvre sa porte. Et d'abord, au fond, sur un sofa, je vois deux femmes nues : l'une montre son ventre, et l'autre son derrière. Bernard va leur tendre la main en disant : « Bonjour, mesdemoiselles ! » Moi, gêné, je n'ose regarder franc ces deux modèles. Je cherche où mettre mon chapeau, mon pardessus et mon parapluie qui pisse.
- Que nous ne vous empêchions pas de travailler, dit Bernard.
- Nous avons fini, dit Lautrec. Rhabillez-vous, mesdames.
Et il va chercher une pièce de dix francs qu'il pose sur la table. Elles s'habillent, un peu derrière des toiles, et, de temps en temps, je risque un oeil, sans réussir à les bien voir ; et il me semble toujours que j'ai sur mes yeux clignotants, leur regard de défi. Enfin, elles partent. J'ai vu des fesses mates, des choses tombantes, des cheveux roux, des poils jaunes.
Lautrec nous fait voir ses études de « maisons », ses oeuvres de jeunesse : il a tout de suite fait hardi et vilain. Il me paraît surtout curieux d'art. Je ne suis pas sûr que ce qu'il fait soit bien, mais je sais qu'il aime le rare, que c'est un artiste.
    Ce petit homme qui appelle sa canne « mon petit bâton », qui souffre certainement de sa taille, mérite, par sa sensibilité, d'être un homme de talent.
12 décembre.
J'étais né pour les succès de journalisme, la gloire quotidienne, la littérature abondante : la lecture des grands écrivains a changé tout cela. De là, le malheur de ma vie.
16 décembre.
Alphonse Daudet me dit :
- Malgré mon admiration pour Poil de carotte, je lui préfère encore des choses comme Le Bijou et L'Horloge du vigneron dans sa vigne. Je ne sais rien de plus parfait dans la littérature française. Vous faites des chefs-d'oeuvre sur l'ongle.
Vous êtes un homme du XVIIe siècle. Il vous faudrait la cassette du roi ou d'un grand seigneur, car jamais on ne pourra vous payer ce que vous faites, et vous y êtes si particulier, si « chez vous » que je crois que vous ne pourriez pas faire autre chose. Je ne vous vois que dans un jardin d'un mètre carré, et renté par l'État. Que ne faites-vous comme Céard, qui gagne 5 000 francs à Carnavalet, comme Henry Fèvre, qui ne sait même pas ce qu'il fait ! Et n'attendez pas d'être au bout : c'est le moment. Vous voilà en vedette. Tous vos admirateurs, et moi le premier, nous nous mettrons en quatre, et je dis pas ça en l'air. Ce n'est pas une plaisanterie d'ami.
    Demandez quelque chose, la lune si vous voulez, et nous vous l'aurons.
« Ainsi » me dis-je, « on conseille aux jeunes littérateurs de prendre d'abord un emploi. Peut-être vaut-il mieux commencer par la littérature pour obtenir facilement un emploi. »
Depuis, je me réveille chaque matin avec le bonheur de ne pas aller à mon bureau.
18 décembre.
Qu'est-ce que cette nouvelle littérature d'humanité ? Serions-nous meilleurs aujourd'hui qu'hier ? On vient de découvrir un millième sujet de roman : l'humanité. Jusqu'ici l'on s'en était peu préoccupé. On peut dire que le sujet humanité n'existait pas et que nul ne l'avait traité. De quoi parlaient nos pères, je me le demande.
Toutes les dédicaces sont d'admirateurs. Le mot « admiration » commence d'avoir cours : ça fait une pièce fausse de plus dans la circulation.
Hier, avec Léon Daudet, nous nous demandions si, de nos jours, un pamphlet avait quelque chance de réussir. Il faudrait frapper fort, avec une massue. En sommes-nous capables ? Barrès s'essouffle vite. Il en reste aux panamistes. Quelle virtuosité, au contraire, chez Rochefort ! Celui-là a cent bonnes manières d'appeler les gens voleurs. Il frappe toujours le même coup de marteau, mais toujours dans une attitude nouvelle. Il varie ses han ! Aujourd'hui, pour être pamphlétaire, il faudrait être d'abord un grand lyrique.
    L'ère des coups d'épingle a passé. Le lecteur ne s'amuserait que si nous nous jetions, à la tête les uns des autres, des immeubles.
19 décembre.
Nul ne devine mieux qu'Éloi l'heure où les gens du monde vont se

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