Journal de Jules Renard de 1893-1898
laisser aller. Ils attendaient le départ de quelques personnes graves ou respectées. Et les voilà entre intimes. Aussitôt, les oreilles s'allument, et les bouches prennent la forme de délicats égouts.
21 décembre.
- Si j'étais tout seul dans une mansarde, dit Léon Daudet, d'ici trois ans je serais quelqu'un.
26 décembre.
L'Herbe. Dans ce livre, je me propose de pénétrer jusqu'au coeur du village, c'est-à-dire jusqu'au coeur de Marie Pierry, car le curé et le maître d'école ne sont pas du pays : ils n'y vivent que de passage. Je voudrais mériter leur confiance, mais je n'y arrive pas. Ils se défient de moi. J'ai appris trop de choses. J'ai trop grandi. Je ne peux plus me baisser jusqu'à mes racines. D'abord, ils ont dit de ma jeune femme : « Elle n'est pas fière. » Puis, comme elle avait du plaisir à leur parler de son intérieur, de sa chambre, du prix des rideaux, des meubles, ils ont dit : « Elle est trop riche. » Et ils la méprisèrent parce que pouvant porter de belles toilettes et avoir plusieurs domestiques, elle n'avait qu'une bonne et s'habillait simplement.
31 décembre.
Si, au lieu de gagner beaucoup d'argent pour vivre, nous tâchions de vivre avec peu d'argent ?
- 1895 -
1er janvier.
Examen. Pas assez travaillé : trop retenu. Car moi, qui dans la vie suis plutôt un abondant, qui fais une trop grosse dépense nerveuse, en littérature, dès que je prends une plume, me voilà hésitant, d'une conscience excessive. Je vois, non pas le beau livre, la page mauvaise qui pourrait gâter ce beau livre et m'empêche de l'écrire. Me répéter que la littérature est un sport, que tout y dépend de la méthode, qu'on appelle aujourd'hui l'entraînement. Aucun danger de dépasser les limites.
Pas assez sorti : il faut voir les gens pour les remettre à la place qu'ils méritent. Trop dédaigné le journalisme, les petits embêtements, les pichenettes du sort. Pas assez lu de littérature grecque, pas assez de latin. Pas assez fait d'armes ou de bicyclette : en faire jusqu'au dégoût. Le travail cérébral paraît ensuite une espèce de salut dans un couvent où l'on peut mourir.
De plus en plus égoïste : rien à faire. Rechercher les apparences, tâcher de n'avoir de bonheur qu'à rendre les autres heureux. Eu trop peur d'admirer livres ou actions. Quelle manie, de dire des mots d'esprit aux gens quand on voudrait les embrasser ! Trop demandé à mes amis, hypocritement, des éloges de Poil de carotte. Laisser faire, la chose faite. Le bon qu'on attendait n'arrive pas, mais celui qu'on n'attendait pas arrive. Il y a une justice, mais celui qui la rend batifole. C'est un juge jovial, qui se moque de nous, nous attrape, mais qui, tout pesé, ne se trompe jamais.
Trop mangé, trop dormi, eu trop peur de l'orage. Trop dépensé : il s'agit, non pas de gagner beaucoup d'argent, mais de dépenser peu.
Trop méprisé l'avis d'autrui dans les questions graves, trop consulté autrui dans les frivoles. Faut-il sortir avec ce pardessus, mettre mon chapeau de forme ? Il va pleuvoir, mais je ne prendrai pas mon parapluie, parce que j'ai une belle canne et que je veux qu'on la voie.
M'être trop réjoui en m'apitoyant sur le malheur des autres. Pris un air d'homme sûr de lui. Trop fait le petit garçon avec mes maîtres et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d'avoir du génie.
Trop regardé aux kiosques pour voir si l'on me reproduisait, trop lu les journaux pour y trouver mon nom cité. Trop envoyé, trop dédicacé de livres, pardonnant aux critiques, par un brusque attendrissement, le bien qu'ils m'avaient fait en ne disant de moi ni bien, ni mal.
Trop aimé mes enfants par pose de bon papa, trop étalé l'indifférence de mon coeur à l'égard de ma famille. M'être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu'on ne sait jamais.
Trop conseillé aux autres ce que je devinais qu'il fallait leur conseiller pour leur faire plaisir. Aimé trop de choses pour les autres, et non pour moi-même. Trop parlé de moi, oh ! oui, trop, trop ! Trop parlé de Pascal, Montaigne, Shakespeare, et pas assez lu Shakespeare, Montaigne, Pascal.
Trop dit à mes amis : « Si je meurs avant vous, je vous demande de m'enterrer à Chitry-les-Mines, et, sur ma tombe, vous mettrez un petit buste avec les titres de mes ouvrages, simplement, rien que ça. » Puis, brusquement : « D'ailleurs, je vous enterrerai tous. »
M'être trop noirci quand je
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