Julie et Salaberry
jupon de coton et un autre de laine, un corsage et un mantelet, en plus dâun manteau chaud en laine du pays, trois mouchoirs que madame avait promis de lui apprendre à broder, un petit fichu bleu et, finalement, six paires de bas, trois de coton et trois de laine, avec, bien entendu, une paire de souliers de bÅuf. Même en rêve, jamais Lison nâaurait imaginé posséder autant de jolies choses! Le tout, cousu et confectionné par madame qui était fort habile à couper et coudre les vêtements. Sa manière était si bonne que plusieurs dames de Chambly faisaient appel à son talent. Et le docteur laissait faire tout ça, sâétonnait la jeune fille. Une bourgeoise au service des autres! Ãa ne sâétait jamais vu!
Tout était prêt. Lison vérifia que sa coiffe était bien en place, couvrant soigneusement ses cheveux nattés et solidement attachés sur la tête, et saisit le plateau. Boire du thé en après-dîner était une nouvelle habitude anglaise que la plupart des grandes maisons canadiennes avaient adoptée. Pour sa part, Lison trouvait étrange quâon fasse autant de cérémonie autour du thé, une mixture insipide servant surtout de remède chez les habitants. Et pourquoi servir une collation, alors quâil aurait suffi de se mettre à table un peu plus tôt? «Souper tard dépense de la chandelle!» aurait sermonné sa mère, en habitante économe. En servant chez les bourgeois, Lison sâinstruisait chaque jour de détails surprenants.
Depuis quâelle était au service des Talham, Lison suivait scrupuleusement les consignes de sa tante, Charlotte Troie, lâancienne domestique des Talham. Cette dernière était devenue sa parente par alliance en épousant son oncle Baptiste Ménard, lâancien engagé du docteur. Le couple continuait de rendre des services à la famille du docteur.
â Veille à avoir toujours le visage, les mains et les ongles propres. Et surtout, nâoublie pas de te laver les pieds: une fois par semaine lâhiver et au moins deux fois, lâété. Madame docteur est très exigeante sur ce point: ne nous fait pas honte! lâavait avertie Charlotte.
Aucun danger que cela nâarrive! Lison connaissait sa chance: une maison bien chauffée, une paillasse confortable et la panse remplie. La petite bonne nâavait quâun souhait: plaire à madame docteur, si gentille, qui nâélevait jamais la voix. Et puis, elle était jolie avec ses longs cheveux châtain clair quâelle coiffait toujours en une large natte qui lui retombait dans le creux du dos. Ses yeux bienveillants avaient la couleur dâun ciel doré.
Le docteur était tout aussi aimable, mais il lâimpressionnait avec sa voix grave et ses curieuses manières à lâancienne. Un jour quâil se croyait à lâabri des regards, Lison avait vu monsieur saisir la main de madame et la baiser avec passion. La scène était à lâimage de ce que racontent les vieilles chansons de voyageurs dans lesquelles les vaillants capitaines sâéprennent dâamour pour une belle dame. La petite servante en avait eu les larmes aux yeux.
Dans la maison, on chuchotait que madame Talham allait bientôt «faire sa maladie». Avec son ventre énorme, que les jupes nâarrivaient plus à dissimuler, il était certain que les Sauvages ne tarderaient pas à passer. Aujourdâhui, madame Talham recevait, chose exceptionnelle pour une dame dans son état.
Le plateau lourdement chargé entre les mains, Lison fit son entrée dans la chambre de compagnie où se tenaient les invités â certains bourgeois désignaient maintenant cette pièce du nom de «salon»; encore la mode anglaise â à la suite de madame Lareau qui portait la théière fumante pour bientôt la déposer sur une table basse, tout en surveillant la jeune domestique du coin de lâÅil, de crainte quâelle ne commette une impardonnable étourderie, comme se prendre les pieds dans le beau tapis de Bruxelles qui couvrait le plancher.
La demoiselle de Rouville était assise, très droite, sur le sofa recouvert de tissu rayé, et souriait aimablement. Jamais auparavant Lison nâavait vu de si près une noble dame! Plus élégante encore que lâautre invitée de
Weitere Kostenlose Bücher