Julie et Salaberry
Noël, mon oncle Boileau et sa famille vont jusquâà Pointe-Olivier, le village dâen face, pour y entendre la messe.
â Beau scandale en vérité! constata Rosalie. Quoique⦠Je dois avouer que mon propre père, le notaire Joseph Papineau, fréquente rarement lâéglise. Mais, ajouta-t-elle avec un sourire, je suis sûre quâil retrouvera un jour le droit chemin qui lui évitera la damnation éternelle. Cela dit, le curé doit être furieux de voir ses paroissiens déserter son église.
â Furieux? Le mot est faible, releva le docteur. Il est déchaîné! Et avec lâappui de la moitié du village par-dessus le marché! Les Bresse, le marchand Lukin, sans oublier lâaubergiste Vincelet, tous ces gens-là sont impliqués dans lâaffaire!
â Avec pour résultat que les Bresse et les Bédard boudent les soirées dâEmmélie, se désola Marguerite.
â Et les demoiselles de Niverville sont en froid avec mon père, car il a refusé de prendre parti pour David Lukin qui est leur beau-frère, dit Julie.
â Pourtant, les réparations pressent, intervint madame Lareau. Sinon, le pont sâeffondrera au printemps. Pour ma part, je trouve que les voisins déboursent pour la reconstruction du pont nâest que justice.
Un grand silence accueillit cette opinion. Victoire nâavait pas lâhabitude des longs discours. Mais à titre de cousine germaine de monsieur Boileau, elle était convaincue du bon droit de son parent. Ils avaient pour ainsi dire été élevés ensemble. Fille de lâaubergiste Jacques Sachet et de Madeleine Boileau, elle avait vécu comme une demoiselle, au faubourg Saint-Jean-Baptiste, la partie du village où se trouve le domaine seigneurial et où habitent les nobles familles comme les Rouville et les Niverville. En épousant François Lareau, un riche cultivateur de la région, elle avait laissé le village à regret pour une maison de ferme du chemin de la Petite Rivière et y avait élevé ses neuf enfants tout en sâoccupant de la terre, aux côtés de son mari. Ses enfants bien établis, Victoire saisissait le moindre prétexte pour revenir au village et faire de longs séjours chez sa fille aînée, avec la jeune Appoline, une enfant née sur le tard. Au village, elle ressentait toujours un indéfinissable sentiment de liberté quâelle-même ne pouvait sâexpliquer. Cette fois-ci, elle était là pour veiller sur Marguerite après son accouchement, et prévoyait rester jusquâà la fin des relevailles.
â Ma chère Rosalie, vous voyez que cette stupide chicane va tous nous rendre fous, soupira Maguerite, embarrassée.
â Comme je comprends votre oncle de défendre farouchement ce quâil considère être juste, intervint pourtant Julie. Et jâajoute, avec tout le respect dû à messire Bédard, que notre curé a aussi ses torts. Je lâai moi-même entendu dire quâil ne voulait plus voir un Boileau dans son église. Et ce nâest pas la première fois quâil agit ainsi. Pour une raison que jâignore, mon frère nâentend plus la messe dans notre église. Ovide prétend que câest une affaire entre le curé et lui. Il affirme que ce dernier a été injuste à son égard.
Julie ignorait pourquoi son frère avait été interdit de la messe par le curé Bédard. Quant à Marguerite, elle réprima un frisson dâeffroi. Le frère de Julie avait abusé dâelle autrefois, et le curé lâavait appris, comme il avait eu connaissance de ses nombreuses dépravations. Alexandre, son cher mari, avait accepté de lâépouser tout en la sachant enceinte des Åuvres dâun autre et nâavait jamais voulu connaître le nom de son agresseur, devinant dans son silence une douloureuse blessure quâil ne voulait pas raviver. Il y avait déjà dix ans de cela.
Melchior, le fils de Marguerite, était né en toute légitimité et portait le nom de Talham, comme les autres enfants du couple. Mais en grandissant, la ressemblance entre le jeune garçon et Ovide de Rouville sâaccentuait. Que ferait-elle si cette parenté devenait évidente? Angoissante question qui torturait madame Talham. Si la vérité éclatait, sa famille, son mari, ses
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