Khadija
sur sa couche solitaire, Khadija n'avait eu aucun mal à la convaincre de venir partager le premier repas avec elle. Muhavija était bien trop avide de papotages et de confidences pour manquer pareille occasion. Sa curiosité remplaçait le vide que laissait dans son existence un époux trop vieux, trop indifférent et trop souvent marié. Proche de la cinquantaine, elle était aussi abandonnée et sans affection qu'une veuve oubliée par son clan. Elle n'avait pas enfanté de garçon, seulement des filles. « Cinq fardeaux à dot en vingt saisons, voilà tout ce dont elle a été capable en guise d'épouse », avait déclaré son vieux mari. Après quoi, il avait délaissé définitivement sa couche pour de jeunes concubines qui auraient pu être ses filles ou ses petites-filles.
Désormais aussi dodue qu'une jarre bien pleine, Muhavija avait abandonné le soin de sa personne autant que l'ambition de séduire. Sans pour autant s'aigrir, ni que le fiel de la jalousie lui gâte le caractère. Elle savait montrer un esprit aussi aiguisé qu'une pointe de flèche, et de grande sagesse. Elle était drôle et légère. En outre, toute curieuse et bavarde qu'elle fût, elle tenait sa langue quand il le fallait ou, au contraire, s'en servait abondamment si le besoin s'en faisait sentir.
Khadija, qui se souvenait de son beau visage de jeune épouse, ne méprisait pas ses conseils et la tenait en grande affection. Depuis des années, elle avait coutume de la garder près d'elle à Ta'if, dans sa maison, durant les mois de l'été, loin de la fournaise de Mekka et du Hedjaz. Brisant un petit pain de figue, elle précisa :
— La bouche d'Abu Sofyan contient plusieurs poisons. Y compris celui de la vérité.
Muhavija fronça les sourcils, attentive.
— Quelle vérité ?
— Ma couche n'est pas l'unique endroit où je suis seule. Je suis seule aussi dans mes affaires et à la Grande Assemblée. Si seule que je n'existe pas à la mâla. Il a raison, Al Çakhr : pour mes affaires, je ne peux compter que sur plus âgé et plus faible que moi...
— À Mekka, tout le monde te respecte autant qu'ils ont respecté Âmmar al Khattab, ton époux ! protesta Barrira.
Khadija la fit taire d'un geste sec.
— Ils l'ont bien respecté, mon Âmmar, mais ils l'ont fait mourir. Ne comprends-tu pas ce que signifie la visite d'Abu Sofyan ?
Les yeux tendres et naïfs de la vieille esclave répondaient que non, elle ne comprenait pas.
— Ta maîtresse a raison, intervint Muhavija, saisissant des feuilles de menthe dans un petit bol de terre pour se frotter les dents. Hier soir, il est venu dire : tu m'épouses ou je te fais la guerre à la Grande Assemblée.
— Les deux doigts de la main ou plus de main du tout, grinça Khadija.
— Pourquoi, Khadjiî ? Tu es riche et...
— Précisément, je suis riche. Autant que le seigneur Abu Sofyan. Et bientôt l'un de nous deviendra plus riche que l'autre. Plus puissant que l'autre. C'est la loi du commerce dans le Hedjaz. Tu deviens fort, puis plus fort, et enfin le plus fort. Sinon, même ton immense richesse ne t'empêchera pas de devenir le faible d'un puissant.
— Saïda Khadija doit donc suivre le conseil du seigneur Abu Sofyan, susurra Muhavija avec un fin sourire. Ce ne devrait pas être si désagréable.
— L'épouser ? Tu es folle. Jamais !
— Tu te trompes, cousine. Épouser, oui, mais pas lui.
— Qui ? J'ai déjà refusé tous les oncles, les frères et les cousins d'Âmmar. Ils m'en veulent assez, eux aussi.
— Qui te parle de ceux-là ? Ils en sont tous à leur dixième épouse ! Tu l'as dit, il t'en faut un dont tu seras la reine et la première épouse.
— Muhavija, ne te moque pas, je ne suis pas d'humeur.
— Où entends-tu de la moquerie ? Tu en conviens toi-même, Abu Sofyan a raison : il te faut un homme qui te fasse respecter à la mâla. Et pas question d'être seconde ou troisième épouse.
— Tu vois bien.
— Je vois, et toi, tu es aveugle. Tu ne veux pas comprendre. Il te faut un homme dont tu seras la toute première épouse...
— Alors ce sera un enfant, gloussa Barrira, incapable de dissimuler sa moquerie.
— Très juste. As-tu oublié mon âge, cousine ?
— Je l'ai sous les yeux, ton âge, cousine Khadija bint Khowaylid. Et si tu ouvres les tiens, tu nous verras, Barrira et moi. Tu comprendras ce que sont des vieilles femmes. Crois-tu que le seigneur Abu Sofyan serait venu me proposer le mariage, à
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