Khadija
le sang et la mort, pas la possession. Le combat, c'est ce que leur a donné le neveu d'Abu Talib. Gloire à lui ! Mais quand le vieil Abu Nurbel montrera à la mâla la preuve que la main d'Al Çakhr tenait les sabres des pillards, saïda, tu peux être certaine qu'Al Çakhr en appellera à la loi du tha'r , la loi de la vengeance par le sang.
— Veux-tu dire que l'on devra se taire ? gronda Khadija, livide de colère. Al Çakhr vient dans ma maison, veut me mettre dans sa couche pendant qu'il pille ma caravane, et je devrais me taire ? Afin qu'il ne crie pas vengeance pour ses morts ?
— Je dis : Abu Sofyan al Çakhr a fait ce calcul. Soit il tuait ceux de ta caravane et te ruinait, mais tu ignorais que le coup venait de lui. Soit Yâkût tuait pour te défendre, et qui réclamerait vengeance contre le clan de Yâkût, qui se vend pour tuer ? Le caillou dans la sandale, c'est que ce n'est pas Yâkût qui a vaincu, mais Muhammad ibn `Abdallâh, du clan Hashim, ton allié.
Un silence empli de stupeur succéda au ton calme et à la voix basse d'Abdonaï. La cousine Muhavija le brisa :
— Abdonaï a raison, cousine, pour ce qui est de la volonté d'Abu Sofyan. Il veut la guerre. Cependant, rien n'est perdu. C'est lui, le puissant Al Çakhr, qui a perdu les deux premières batailles. Celle de ta couche et celle qui prévoyait ta ruine. À toi de préparer la suivante.
Un amour fugitif
Enveloppé dans une cape de laine rêche et trop courte que lui avait prêtée Abu Nurbel en remplacement de la sienne, Muhammad ne parvenait pas à dormir. Peut-être était-ce les ronflements du vieil homme ou le souffle lourd d'Al Sa'ib. Ou les mots mille fois ressassés depuis la veille : j'ai tué un homme d'Abu Sofyan. La pensée que bientôt viendrait le jour où il se présenterait devant Mekka, où les plus puissants du clan Al Çakhr l'attendraient.
Ainsi avait choisi Al'lat. Elle lui avait donné la force de vaincre la razzia avec les vieilles chamelles. Mais faisait peser sur lui une autre menace peut-être pire encore.
Pourtant, avait-il commis une faute ? Ce combat, les dieux lui en étaient témoins, il ne l'avait pas désiré.
Un chaos d'images et de pensées passait devant ses paupières, éloignant le sommeil. Garder les yeux ouverts n'y changeait rien. Les images défilaient tout autant dans l'obscurité de la tente. Chevaux et chamelles culbutés. Lames, sang et hurlements. Laine blanche des méharis se couvrant d'incarnat. Visages des fils d'El Kessaï. Visage en fureur de Yâkût. La grande beauté du cercle d'eau, des hommes et des femmes priant en tenue blanche. Cette eau glacée qui avait ruisselé sur lui, ces paroles qu'avait prononcées le fils d'El Kessaï. Et encore le crissement du fer dans les chairs. Silhouettes bondissantes, membres tranchés. La lumière venue de la faille, enflant, au ras du hara, dans la nuit d'étoiles, comme une matière vivante. Le regard de Lâhla. Son sourire de promesses. Le regard indifférent des femmes sur sa nudité. Le disque noir et bouillonnant de l'eau jaillissant de la terre. Le frisson étrange, puissant, qui l'avait saisi, alors que l'eau fraîche plaquait le linge contre son corps épuisé par le combat et la rude journée de route. Les gestes lents, placides, des filles d'El Kessaï alors qu'elles effaçaient avec de grandes palmes la trace des étrangers. Les doigts de Lâhla tandis qu'elle pétrissait les galettes d'Abu Nurbel devant le feu. Les femmes en tunique blanche sortant soudain de l'obscurité où elles avaient disparu. Déposant des jarres d'eau fraîche et des rames de dattes devant les tentes. S'éloignant de nouveau avant que l'on songe à les remercier. Et maintenant, dans les rougeoiements et les flammèches du feu dansant dans l'entrebâillement de la portière de la tente, il revoyait les gestes vifs des fils d'El Kessaï aspergeant d'eau ce sable que les femmes venaient de nettoyer. Des hommes pressés d'effacer la présence étrangère. « Ici, sable pur. Nos pieds et nos pensées, c'est l'impur », avait expliqué Zimba.
Muhammad s'assit, se frotta les paupières pour chasser images et pensées. Il épia le sommeil de ses compagnons. Chercha à tâtons la nimcha gagnée au combat, l'empoigna et quitta la tente. La fraîcheur de la nuit l'apaisa. Un silence puissant régnait dans le bas de la faille. La lune montante n'éblouissait pas encore le ciel. L'éclat des étoiles nappait tout d'une laque argentée.
Près des
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