Khadija
lèvres, il déclara :
— Tu as été bien avisée de payer ce bandit de Yâkût. Rien ne vaut un grand mauvais pour se défendre des mauvais.
— Les mauvais...
Khadija haussa les sourcils, laissant mourir le mot sur ses lèvres.
— Ils ont un nom et un seul, ces mauvais, dit-elle, durcissant la voix mais gardant le sourire afin que les dizaines de curieux, là-bas, au fond de la cour, se méprennent sur ses paroles.
— Il s'en prononce un, acquiesça prudemment Abu Talib. Comme se murmure l'ombre des mots quand trop de bouches les ont répétés.
— Détrompe-toi. Ce n'est pas une ombre de nom, et moi, je peux le prononcer en entier : Abu Sofyan al Çakhr, siffla Khadija, peinant à contraindre sa colère.
— Ah !
— Abu Nurbel a dit au messager : « J'en ai la preuve. Je l'apporterai à mon retour. »
Abu Talib demeura silencieux et si raide, si tendu, que les nerfs de ses maigres muscles saillaient sur son cou.
— Tu as peur de ce nom ? demanda Khadija.
— La prudence n'a pas besoin de la peur pour être sage. Je sais la puissance que j'ai et celle que je n'ai pas.
— Que nous avons et que nous n'avons pas.
Une fois de plus, Abu Talib ne répondit pas. Khadija déplaça l'une de ses jambes et égailla les plaquettes d'ambre de son collier. Entre les fentes serrées de ses paupières, Abu Talib suivait chaque frémissement de ses doigts.
— Tu as été clairvoyant en me conseillant ton neveu, reprit-elle.
— Muhammad te sera un fidèle serviteur. C'est dans sa nature. Il est né pour être fidèle à celui qui l'emploie. Je l'avais déjà remarqué alors qu'il tétait encore sa mère.
— Il est encore autre chose que la rumeur tait. Le messager d'Abu Nurbel a dit : « Ce n'est pas Yâkût qui a sauvé notre caravane. C'est Muhammad ibn `Abdallâh, le neveu d'Abu Talib. »
La bouche d'Abu Talib s'ouvrit en grand. Ses paupières aussi s'étaient desserrées.
— Mon neveu ?
— Il a tué de ses mains l'un des mauvais. C'est un stratagème à lui qui a vaincu nos ennemis. Nous lui devons beaucoup, ajouta Khadija, consciente du bonheur qu'elle éprouvait à prononcer ces phrases.
— Muhammad ? répéta niaisement Abu Talib. Il a versé le sang ?
— Tu ne l'en crois pas capable ?
— Oh que si ! Oh que si ! Mais...
La main sèche d'Abu Talib voleta. Khadija laissa un rire fuser de ses lèvres, laissant croire que l'oncle de Muhammad venait de prononcer une jolie plaisanterie. Là-bas, parmi les invités, on pourrait longtemps se demander laquelle.
— Comment ?... Tu m'apprends que mon neveu s'est dressé contre ceux qui vont avec le seigneur Abu Sofyan ? Me voici en guerre contre les clans de Harb, du clan d'Omayya, qui suivent Al Çakhr. Sans compter les Abd Kilab, les Banu Makhzum, les Abd Manâf...
— Il semble bien. Tu auras remarqué qu'ici, dans cette cour, pas un visage des Banu Makhzum ou des Abd Manâf ne s'est montré aujourd'hui pour mon retour. Aucun n'apparaîtra. Pas plus qu'hier à la Ka'bâ, pour mon retour devant notre Pierre Noire.
— En effet...
— Tu es un homme sage, oncle Abu Talib. Dans l'une de tes mains, tu pèses le poids de la veuve Khadija bint Khowaylid. Dans l'autre, celui d'Al Çakhr. Et tu songes : « Comme il est léger, le poids de la veuve ! Si les lames sont tirées, si la mâla plie sous la loi d'Abu Sofyan al Çakhr, elle disparaîtra vite. Comme son époux Âmmar al Khattab avant elle. »
Khadija se tut. Son sourire n'avait pas faibli durant tout son discours. Sa voix était restée légère. Abu Talib baissa les yeux. Sans un mot, du bout de ses doigts osseux, il touilla un peu de pain dans l'écuelle de ragoût. Y répandit la chair blanche du fromage frais, la chair noire des olives.
Khadija patienta en silence jusqu'à ce qu'il relève le front. Alors elle avança le buste, et d'un geste l'invita à en faire autant.
— Tandis que ses pillards attaquaient nos biens, le puissant Al Çakhr était devant moi, dans ma maison de Ta'if. Charmant comme il sait l'être avec les veuves. Souhaitant prendre soin de ma richesse.
— Oh ?
Tout dans le visage d'Abu Talib exprimait maintenant l'ébahissement. Ses yeux, sa bouche, les mille rides de son front.
— Oui, dans ma maison héritée d'Âmmar al Khattab. Me proposant une alliance qui pourrait me convenir. À moi qui n'ai personne pour parler en mon nom à la mâla, comme je n'ai aucun homme à tenir entre mes cuisses.
— Saïda
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