Kommandos de femmes
sélection.
Amstetten : 19 mars, dans l’après-midi, appel insolite : formation d’un kommando de deux cent cinquante femmes. Tout le 18 est pris et nous comprenons qu’il faut compléter. Jacqueline est appelée. L’idée d’une séparation nous est insoutenable : ensemble ou pas du tout. On cache Jacqueline sous toutes les couvertures de la camaraderie… et on s’assied dessus. Les geôlières hurlent sans cesse son matricule et finissent, de guerre lasse, par abandonner.
Vingt-quatre heures passent. Le kommando n’est pas revenu. Des rumeurs alarmantes circulent. En fin d’après-midi « au nom de la solidarité » (!), les gardiennes S.S. viennent nous demander nos couvertures pour préparer le block 18 où nos camarades vont être installées. Nous n’y comprenons rien. Nous exigeons (… si tant est) de savoir ce qui leur est arrivé. Réponses évasives : « Bombardements, blessées », qui nous torturent. La nuit tombe. On s’allonge. Personne ne dort. Nous sommes folles d’inquiétude. Soudain, lumière. Hurlements. Nos geôlières sont là : « Debout ! » Silence de mort, personne ne bouge. Les furies partent, mais reviennent aussi vite avec des S.S. Hurlements ! Nous restons collées au plancher. Ils repartent, mais reviennent cette fois l’arme au poing : si nous ne sommes pas debout à l’instant, ils tirent dans le tas puis fusillent le reste le long du block : nous sommes battues. Toutes nous sortons. Maman ne peut plus se lever ; ses amies ne valent guère mieux. Par quel miracle les laisse-t-on tranquilles ce soir-là ? On s’embrasse, on s’encourage. On se retourne une dernière fois au moment de passer le seuil : toutes les trois, assises par terre, serrées l’une contre l’autre, dans la pénombre, elles nous chavirent le cœur.
La colonne se forme, se met en route, mais soudain « alerte » ! Dans ce cas, les portes du camp sont fermées. Après plusieurs heures de station debout, nous nous retrouvons aux douches. Nous nous laissons tomber sur le sol de ciment et je crois bien que nous dormons d’un bloc. Au signal du départ, c’est encore la nuit. La colonne s’ébranle et franchit le portail. On marche. Tout à coup, on perçoit une espèce de frémissement qui s’enfle et se rapproche, on discerne une rumeur, des voix : ce sont Elles ! Des cris se croisent : « La France ? » Une voix donne son nom. Marguerite demande : « Ma Trott ? — Tuée… — Paulette ? — Tuée. — Mag ? – Tuée… bombardement, blessées… mortes. Rien de plus. Dans la nuit les colonnes se sont croisées, la rumeur décroît.
Parties deux cent cinquante, elles reviennent quatre-vingt-deux, dont cinquante plus ou moins grièvement blessées. Elles devaient déblayer la grande gare de triage d’Amstetten bombardée la veille par les Américains. Elles ont été surprises par un second bombardement… et nous sommes la relève.
En douze heures, nous avons franchi les cinquante kilomètres qui nous séparent du but ! Faute de rails, le train stoppe quatre ou cinq kilomètres avant la gare elle-même. Marche épuisante entre les rails tordus, les cratères gigantesques, les bâtiments en ruine. On nous fait stopper devant un trou assez grand pour engloutir une maison. Il va falloir combler ça ! et pour seul outil, nos mains ! Un petit groupe reste sur place. Nous continuons. Nous sommes chargées de vider un wagon de madriers, curieusement indemne au milieu de ce chaos. En cas d’alerte, une fusée verte sera tirée au-dessus de ce qui fut la gare : point de direction, la montagne Jacqueline et moi posons les extrémités d’un même madrier sur nos épaules ; immobiles, nous fixons le ciel au-dessus de la gare. L’attente n’est pas longue : fusée verte ! À bas le madrier ! Prenant nos jambes à nos cous, nous traversons des champs ravagés par les bombes. Nous courons comme des folles ! Soudain, je glisse dans un tas de glaise au milieu d’un tintamarre infernal. Une fraction de seconde, je me crois sous la mitraille… mais ce ne sont que nos quarts et schüssels à toutes les deux qui sont passés dans la ficelle qui me sert de ceinture. Je rejoins Jacqueline à toutes jambes.
Ce jour-là, les vagues alliées passeront sans rien larguer.
Vers le soir, quand nous regagnons les wagons, on nous donne une sorte de soupe : il y a trente-six heures que nous sommes à jeun.
Et nous revoilà en gare de Mauthausen. Où allons-nous
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