La Cabale des Muses
d’un invisible sentier entre deux rocs un quadrupède massif qui n’était autre qu’un énorme chien.
— Pistol, remonte en selle sans gestes brusques, conseilla le lieutenant à mi-voix.
L’intonation était impérative. Il y avait un danger, mais pas celui que le dessinateur avait imaginé. Cet animal mafflu et pataud ne paraissait pas dangereux ; cependant les deux militaires avaient dégainé leurs pistolets d’un réflexe commun.
— Je ne me fierais pas à son air débonnaire, poursuivit Vareuil, mais cette silhouette humaine harnachée qui s’est jetée dans les buissons de la berge m’inquiète d’autant. Vous avez remarqué les sacoches sanglées autour du corps de l’animal. Elles contiennent des produits de contrebande, du tabac belge sans doute, ou de l’alcool. Il n’est pas seul, et si les hommes nous ont pris pour des douaniers, mieux vaut rester sur nos gardes.
Le dogue hésitait sur la conduite à tenir, penchait la tête d’un côté, humait le sol. Il était dressé pour éviter les rencontres. À contrevent, à cause de la configuration difficile du terrain, il s’était laissé surprendre.
— D’ordinaire, ils opèrent de nuit. Ils ont été retardés ou ils s’enhardissent à cause de la guerre. Tous ont des familles à nourrir.
Ils devinèrent un mouvement du côté de la rive. Le voorman 1 tentait de les contourner pour attirer son molosse.
— Avançons au pas, ordonna le lieutenant.
Campé sur ses quatre membres aux muscles vibrants, le fonceur 2 grogna et découvrit des crocs de bonne taille. Il esquissa un retrait, se ravisa. Un second pointa son museau antipathique à l’intersection, rattrapa l’indécis, passa devant et l’incita à le suivre en marchant de biais sur le bas-côté.
En nombre, les contrebandiers avaient décidé de forcer le passage en envoyant le chef de meute diriger l’opération. Trois autres chiens apparurent, chargés de blattes 3 encore plus volumineuses. Aucun doute, on était en présence de blauwers 4 organisés en bande. Acculés, ils n’avaient rien à perdre et, à l’occasion, se montreraient dangereux. Difficile de parlementer – et dans quelle langue, d’ailleurs ? – avec ces sauvages qui risquaient leur vie en permanence.
Se frayant un passage dans les hautes herbes, les deux premiers chiens approchèrent des cavaliers. Les chevaux trépignèrent, se serrèrent contre la paroi et, apeurés, bondirent pour échapper à l’affrontement. Le mors, leur meurtrissant les commissures, ne les retint que parce qu’approchait le deuxième groupe à la queue leu leu. La monture de Pistol hennit et fit un brutal écart, les yeux exorbités, la lèvre baveuse. Tous se mirent sur leurs gardes. Un claquement sec du côté de la berge les avertit trop tard. La pierre lancée par une fronde frappa Lebayle à l’épaule gauche et faillit le désarçonner. Il serra les jambes, s’accrocha à la crinière. Son cheval volta tout à coup sur place. Ce fut pour l’adversaire le signal de l’attaque !
Des blocs rocheux dégringolèrent depuis la crête, rebondirent sans les atteindre. Grimaçant, Géraud força sa bête à se coller à la roche, les naseaux dans la mousse, cul à cul avec celui de du Cauzé. La deuxième meute de molosses fonçait sur eux ! Ils ne pourraient en abattre que deux ! D’autres pierres écornèrent l’à-pic, ricochèrent, propulsées à vingt pas, sans autres effets qu’une pluie d’éclats. Les chiens pilèrent pour les encercler. Sous de grands chapeaux noirs, des contrebandiers déboulaient du raidillon, le bâton ferré au poing.
— On ne tire pas ! clama le lieutenant. Service du roi de France ! Nous ne sommes pas des douaniers, passez votre chemin !
Il y eut un instant de flottement. Les deux camps se figèrent sur leurs positions. Les chiens grognaient sourdement. Ainsi lestés, ils ne pouvaient sauter à la gorge des cavaliers, mais s’attaquer aux jambes des chevaux. Les brigands n’arboraient aucune arme à feu. L’ordre lancé leur signifiait – le chef devait comprendre le français – que les cavaliers étaient en mesure de se défendre et de causer des dommages. Le statu quo était dans l’intérêt de chaque camp.
— Nous allons nous remettre en route, avertit Vareuil. Retenez vos fonceurs et tout se passera bien. Nous n’avons rien vu.
La phase d’observation paraissait interminable.
À chaque seconde, la panique des chevaux risquait de tout compromettre
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