La Cabale des Muses
maître de requête au Conseil d’État. À quarante-huit ans, c’était un homme établi, un administrateur ferme et modéré, inflexible contre les vieux abus, mais qui n’hésitait pas à défricher un terrain marécageux et piégeux où il ne rencontrait pas que des amis. D’une haute stature, les responsabilités qui reposaient sur ses épaules avaient tendance depuis quelque temps à les lui courber, à empâter sa silhouette. Son imposante perruque floconneuse et son habit de lourde étoffe renforçaient cette impression.
Encouragé par le marquis de Seignelay 6 , il avait entrepris de réformer les quatre polices : les commissaires, les archers et exempts du guet, la compagnie du lieutenant criminel et la prévôté de l’île.
Sérieux sans être sombre, son visage aux prunelles pénétrantes et scrutatrices restait cependant malicieux.
— Lebayle, vous voilà de retour, et sans une estafilade, en apparence. J’en suis heureux. Prenez un siège. M’apportez-vous de bonnes nouvelles ?
— Je pense, monsieur, qu’elles ne sont pas mauvaises.
Par-dessus la table de travail encombrée de hautes piles de dossiers, alignées et dressées au cordeau, Géraud tendit les deux lettres du roi à son supérieur. Le lieutenant, avec une nuance de distinction gracieuse, décacheta la moins épaisse portant la date la plus ancienne, la parcourut, puis la lut. L’agent, attentif, en épia les effets sur le large faciès. L’épaisseur du menton qui s’était accentuée depuis quelques mois et la courbe de la lèvre inférieure marquaient une volonté énergique. La Reynie releva la tête :
— Félicitations, Lebayle. Sa Majesté est pleinement satisfaite de vos services et me demande d’officialiser par voie administrative, charge offerte, votre grade nouveau de commissaire de ma police.
Géraud resta interloqué quelques secondes. Commissaire, déjà ? Il ne s’attendait pas à cette promotion, ni à une telle reconnaissance. Le lieutenant général ne devait pas y être étranger.
— Je ne sais comment vous en remercier, monsieur, ainsi que Sa Majesté, mais…
— Vous ne semblez pas entièrement satisfait.
— C’est que, avec l’aide précieuse de quelques amis, j’ai apporté certaines réponses à notre souverain, j’ai éclairé des points litigieux sur la mort de monsieur d’Artagnan, mais sans aboutir tout à fait puisque je n’ai pu démasquer les fautifs.
Pendant ce temps, le chef de la police avait ouvert la seconde lettre qui en contenait une troisième. Son sourcil droit se souleva tandis que l’autre se contractait.
— Ce n’est pas le sentiment du roi. Vous êtes allé aux limites de vos prérogatives, Lebayle, la suite de l’enquête n’est pas dans vos attributions. C’est monsieur de Louvois qui en assure désormais la charge.
Géraud se sentit à la fois soulagé et embarrassé. Le ministre d’État passait pour un homme violent, intransigeant, ambitieux, pas toujours impartial, bien que très efficace.
— Pourquoi, commissaire, tirez-vous à la hâte sur votre travail des conclusions qui ne peuvent qu’être incomplètes ? À l’impossible nul n’est tenu ni ne doit y tendre de son propre chef… Ce n’est que juste récompense, sans privilège aucun. Je vous accorde trois jours de repos avant de poursuivre votre mission.
Géraud dressa l’oreille. Cela correspondait à ce que le roi lui avait laissé entendre. Il n’avait cru qu’à une formule convenue. Monsieur de La Reynie précisa :
— Sensible à la disparition du commandant des mousquetaires, nommé maréchal de camp, « le plus dévoué de ses serviteurs », selon les propres termes de Sa Majesté, celle-ci s’inquiète de l’avenir de ses deux fils. Le roi compte assumer leur éducation et les parrainer 7 . Pour cette affaire délicate, il vous charge donc de rencontrer madame veuve d’Artagnan. Vous n’ignorez pas que les époux étaient séparés de corps et de biens depuis 1665. Madame de Chancely est une femme… de caractère, plutôt tranchant et suspicieux. Elle s’est retirée à Chalon-sur-Saône, ou dans sa baronnie de Sainte-Croix, en Bresse. Vous lui remettrez cette missive, incluse dans la précédente. Pour plus amples renseignements, rendez-vous, sur ma recommandation, au logis parisien du feu comte de Batz, encore entretenu par ses vieux serviteurs.
Lebayle empocha la lettre, fit un rapide compte rendu verbal des événements qui s’étaient
Weitere Kostenlose Bücher