La Cabale des Muses
sur ses pieds. Sa chemise était trempée de sueur.
Cinq pas sur trois, voilà tout l’espace dont elle disposait. Elle entrebâilla la porte sur le couloir désert. Elle crut entendre murmurer au loin et tendit l’oreille. C’était trop tentant… trop tentant mais aussi trop risqué. Malgré tout, elle ne put réprimer cette pulsion qui la projeta vers un étroit passage masqué par une tenture qui, caprice d’un architecte fantasque ou hasard des agrandissements successifs, conduisait à une porte étroite inutilisée donnant sur le domaine privé du maître. D’ailleurs, celui-ci aurait été bien en peine de se faufiler par cette issue de chat famélique. Elle l’avait découverte par hasard aux premiers jours de son arrivée pour s’être égarée dans le dédale des Muses.
Son initiative était une folie, elle le savait, une folie plus forte que sa volonté : la curiosité. Malgré la peur qui agitait son corps menu, fragile et friable, elle devait savoir. Tant pis si elle tombait en morceaux sur le carrelage…
Ses orteils glacés s’agitaient comme des doigts sur un clavier de clavecin. Dieu du ciel Tout-Puissant ! Pourquoi se laissait-elle emporter ainsi ? L’alerte de tout à l’heure et l’expérience de tantôt n’étaient-elles pas suffisantes pour l’inciter à la prudence ? Petit animal instinctif incapable de se raisonner, elle se sentait comme envoûtée ! Les yeux écarquillés dans l’obscurité totale, les doigts effleurant les murs si proches qu’elle n’écartait qu’à demi les bras, elle avança encore. Les voix se précisaient. Elle atteignit la porte vitrée, occultée à l’intérieur par un rideau épais. Elle reconnut le timbre du vieux sage, grave et posé. L’autre était plus rauque encore, une voix contenue d’ours des cavernes.
Lisa, Lisa, demi-tour ! lui criait sa conscience. Seulement, son corps ne répondait plus. Elle voulait savoir. Ce n’était plus de la curiosité, mais un devoir… On s’invente toujours de mauvaises raisons pour justifier une désobéissance. Elle se laissa glisser le long du mur, s’assit en tailleur, rentra le pan de sa chemise entre ses cuisses de chevrette. Son attitude était d’autant plus idiote et stérile qu’elle ne comprenait rien au ronronnement de la conversation, ne captait que des bouts de mots, des syllabes sans suite.
Lisa, Lisa, lève-toi et rentre dans ta tanière, avant qu’il soit trop tard ! As-tu pensé qu’à tout instant la porte pouvait s’ouvrir ?... Personne ne passe jamais par ce sas trop exigu pour le professeur, trop bas de plafond pour son visiteur. Lisa, ton entêtement est d’une folle stupidité, tu as tout à y perdre…
Juste une minute encore, juste une car le mot « Hollande » avait été prononcé ! C’était logique puisque Franciscus Van den Enden est exilé de ce pays… pays que le roi a vaincu l’été dernier. Toute une province noyée sous les eaux par ses habitants… N’était-ce pas surprenant qu’un Hollandais ait pu créer, il y a trois ans, une école aux abords de Paris ?… Était-ce ce détail qui l’avait intriguée tantôt, l’avait attirée ici pour espionner ? Elle devrait se contenter de cette explication, s’en satisfaire. Encore deux mots très nets captés au vol : « chef charismatique ». Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il fallait qu’elle s’en souvienne. Puis « enseigne de notre mouvement ». Son ouïe s’était accoutumée, aiguisée ; ou bien les deux hommes prenaient-ils moins de précautions au fil des minutes ? La conversation se poursuivait sur un ton sérieux.
Si elle avait eu du papier et une mine et si elle avait vraiment su écrire, elle aurait pu noter tous ces termes souvent inconnus qui lui tombaient dans les oreilles comme pleuvent en trop grand nombre des noix gaulées. Elle se rabâchait les plus importants, front plissé, afin de les répéter à Jean-Charles.
Puis, les fesses gelées, elle se releva prudemment et se replia vers sa cellule avant la catastrophe.
Géraud Lebayle ne put rallier la capitale, sa blessure totalement guérie, qu’au début de septembre. Sa première visite fut pour monsieur de La Reynie, auquel il transmit le compte rendu le plus détaillé possible, occultant cependant la manière par laquelle il avait obtenu les confidences de la marquise de Villars. En lui confiant la lettre du gouverneur du Havre destinée à monsieur de Louvois en même temps que la sienne, il
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