La confession impériale
d’effroi, comme s’ils avaient vu surgir un monstre de
l’Apocalypse. À la belle saison, je prenais plaisir à le voir se vautrer dans
la vase des étangs et des marécages, en faisant des jeux d’eau avec sa trompe,
ses défenses ruisselantes d’herbes aquatiques. Mes officiers m’avaient suggéré
de l’amener dans mes campagnes, comme Hannibal, mais je m’y suis toujours
refusé pour lui épargner des blessures et peut-être la mort.
J’ai fait inhumer Aboul-Abbas dans une prairie
proche du palais, plutôt que de le faire dépecer pour notre charnier. Ses
défenses ont trouvé place dans la grande salle, vis-à-vis de la tête de
l’auroch et de quelques autres trophées.
Rester en vie alors
que la mort moissonne autour de moi n’est pas un privilège mais une suite de
blessures qui font de mes derniers jours un calvaire.
Il est, parmi nos servantes, une vieille
esclave ramenée de l’Est, qui passe pour être douée de dons occultes. Ma
dernière épouse, Liutgarde, à qui elle avait annoncé, en lisant dans sa main,
« une brève existence », a failli la renvoyer ; je m’y suis
opposé, malgré le scepticisme que m’inspirent de telles pratiques. Outre que
cette sorcière prétend lire dans le cosmos ou dans les entrailles d’un lapin
les destinées humaines, elle possède une pharmacopée riche en herbes,
champignons et autres remèdes dont l’efficacité est éprouvée et à laquelle il
m’arrive fréquemment de faire appel.
Un jour d’orage, je l’ai surprise dans la cour
à danser en brandissant au bout d’une perche un morceau de parchemin où étaient
griffonnés des signes cabalistiques destinés à conjurer la foudre.
Dans mon âge mûr, alors que je faisais la
guerre au paganisme, j’aurais puni de mort ces pratiques et ces
croyances ; aujourd’hui, elles me laissent perplexe et tolérant. Peut-être
Dieu, dans sa grande mansuétude, devrait-il faire de même…
Je dois à cette sorcière de m’avoir, par son
souffle, ses pressions et ses prières, guéri d’une foulure à la suite d’une
chute de cheval, et d’avoir vaincu mes insomnies.
De mes trois fils,
Louis me semble le moins apte à tenir les rênes d’un empire. À trente-trois
ans, avec ses airs de gros adolescent attardé qui aurait manqué sa vocation de
moine, il me donne des inquiétudes. Son précepteur, Arnold, en a fait un fin
lettré ; son conseiller en matière de foi, Benoît d’Aniane, l’a nourri des
saintes Écritures. Pour ma part, je me suis attaché à en faire un chef d’État
et un soldat, mais sans grand succès.
Sa première épouse, Hermengarde, lui a donné
trois fils : Lothaire, Pépin et Louis, ce qui me rassure quant à l’avenir
de ma dynastie.
Si je l’avais écouté, il aurait fait de Rome
sa capitale après son couronnement, par conviction religieuse plus que
politique. Il éprouve pour cette ville une fascination que je ne puis lui
reprocher, y ayant moi même été pris.
Il s’est accommodé sans peine du gouvernement
de ses nouvelles possessions, l’Aquitaine notamment, dont il a adopté les
mœurs, la langue et, pour son quotidien, la tenue vestimentaire : chemise
à manches longues, petit manteau rond, chausses bouffantes, bottes courtes… Il
se mêle volontiers à la population, partage ses fêtes et ses jeux et, s’il se
méfie des femmes, il ne méprise pas ses vins généreux.
Après la mort de Pépin, c’est un de ses fils,
Bernard, qui lui a succédé à Pavie. C’est un homme déjà et un souverain
conscient de ses devoirs. Parmi les fils de Charles, il s’en trouvera bien un
pour lui succéder, l’âge venu.
La restauration et
les travaux de mon palais, qui ont duré environ dix ans, arrivent enfin à leur
terme. Je suis loin d’en avoir fait la Nouvelle Rome dont parlent les
poètes, mais je suis fier de cette réalisation que je dois à mon architecte,
Eudes, et aux centaines d’artistes et d’ouvriers qui se sont succédé sur ce
gigantesque chantier.
J’ai voulu que ma
chapelle palatine fût somptueuse ; je n’ai pas été déçu.
Pour sa conception, Eudes s’est inspiré, outre
de la basilique de Saint-Vital de Ravenne, du célèbre Chrysotriclinos de
Constantinople. Revêt-elle l’aspect d’un reliquaire grandiose destiné à abriter
mes restes ou du mausolée d’un héros ? Les avis divergent. C’est en tout
cas le plus riche édifice religieux qui soit.
Dédié à la Vierge Marie, ce monument figure
dans le périmètre
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