La danse du loup
engourdi, et me dressai séant, dans mon pourpoint et mes chausses de la veille, les fesses à même le bois.
« Il est temps que nous prenions langue, Bertrand. »
Le baron avait les traits tirés. Il n’avait pas dû dormir d’un sommeil profond.
« Ah ? Pensez-vous, messire ? » m’entendis-je répondre d’une voix un peu pâteuse, en bâillant et en étirant mes muscles.
Michel, le capitaine d’armes avait pris sur lui, la veille, de me servir un pichet de vin pour accompagner le frugal souper qu’il m’avait livré. Le meilleur vin que je n’eus jamais goûté. Pas de la pisse de chat du sire de Castelnaud. Un excellent vin de Bordeaux. Le baron reprit mon interrogatoire :
« Bertrand, maintenant, conte-moi tout. Par le menu.
— Messire, il n’y a rien que vous ne connaissiez déjà.
— Peu me chaut. Recommence. Dans l’ordre et depuis le début. »
Je répondis de bonne grâce, à défaut de bon cœur dans la situation d’infortune qui était la mienne, à la question que le baron m’infligeait de si bonne heure. Je lui narrai les étapes de la journée que j’avais passée en grande partie en présence d’Arnaud, tout en passant sous silence mon enquête sur les armoiries dont je cherchais désespérément à identifier la famille.
Notre traversée du gué au confluent de la rivière Dourdonne et du Céou, notre visite au sire de Castelnaud, l’anecdote sur la pisse de chat, les failles que j’avais relevées dans la défense du château, notre déjeuner à la taverne de Castelnaud-la-Chapelle où nous avions rencontré fortuitement Étienne, le maître des arbalétriers, l’heure tardive qui nous avait contraints, Arnaud et moi, à séparer nos chemins pour poursuivre notre mission dans les délais impartis, ma visite au forgeron des Mirandes, puis mon retour avant vêpres par le Pech, le Brudou et le Gayre.
Je relatai enfin mon entrevue avec le chevalier Raymond de Carsac, là où j’attendais Foulques de Montfort, lors de mon entrée dans la forteresse (sans préciser qu’Arnaud était absent).
Le baron m’écoutait en silence, debout, sans me quitter des yeux. Je lui racontai tout. Enfin, presque tout. Ma mémoire flanchaitparfois, à certains moments, sur certains sujets : le baron n’avait pas semblé apprécier mes recherches pour retrouver la famille à laquelle appartenait le blason d’argent et de sable, écartelé en sautoir, le chef et la pointe partis.
Lorsque je l’avais naïvement interrogé à ce sujet, l’hiver dernier, il m’avait répondu, trop vite pour mon goût, que ces armes lui étaient inconnues. Sans autre commentaire. À la différence du sire de Castelnaud (celui-là, je n’étais pas prêt d’oublier son allusion aux gueux et aux gueuses). Mais le moment n’était pas vraiment opportun pour soumettre à nouveau mon maître à la question. Ni pour évoquer le sujet.
Il posa son regard sur mes mains. Je les tenais croisées sur les cuisses, dans une position de recueillement. Puis il me posa la question qui me fit rougir :
« Bertrand, pourquoi la bague que je t’ai offerte a-t-elle disparu de ton annulaire ? »
Je suivis son regard et baissai les yeux sur mes mains, moins pour constater l’absence de la bague que je portais habituellement à dextre, à mon annulaire, que pour cacher mon trouble. Il l’avait donc remarqué. Sa question me mortifiait et me touchait profondément. Le seul cadeau de grande valeur qu’il ne m’eût jamais fait. Cet instant d’émoi passé, je le regardai dans les yeux (les siens n’avaient jamais quitté les miens, sauf un bref instant).
Je lui avouai le trouble que j’avais éprouvé en constatant la disparition d’icelle, les reproches que je m’étais faits, le doute qui m’avait assailli lorsque je dus m’avouer mon incapacité à poser la main dessus à l’endroit où je croyais l’avoir oubliée la veille ou l’avant-veille.
Le seigneur de Beynac saisit le seul autre siège de la pièce, le tripalium, et il s’assit. Il m’exposa toutes les circonstances du crime telles qu’elles lui avaient été rapportées.
Il me déclara d’un air grave que l’anneau avait été retrouvé sur les lieux dans l’une des mains de la victime. Il était l’unique pièce à conviction que détenait le juge-procureur de Sarlat. Mais il justifiait à lui seul les accusations qui pesaient sur moi, à en croire l’ordre de mainmise que le prévôt lui avait présenté la
Weitere Kostenlose Bücher