La danse du loup
qu’on espinche de trop près ses affaires.
« Le seigneur aime bien rester maître en sa demeure : chacun dans sa chacunière, comme il aime à le rappeler. Les valets auraient affirmé que votre jument était toujours à l’écurie, qu’aucun cheval ne manquait, que votre selle reposait sur son chevalet, que vous n’aviez emporté aucun vêtement, que vous n’aviez aucune provision de bouche, etc, etc.
« Bref, ils auraient déclaré la vérité : personne ne vous avait vu franchir l’enceinte du château, ni à pied ni à cheval. Soit ils seraient revenus avec une lettre d’inquisition, soit ils seraient partis à votre poursuite. Quelle qu’ait été la décision du juge-procureur, l’affaire était suffisamment grave pour causer moult ennuis à tout le monde.
« En affirmant vous avoir envoyé en mission, haut et fort, il annonçait clairement aux gens du château qu’il ne levait point la main de dessus son écuyer, et aux gens du prévôt qu’ils devraient attendre votre retour pour se saisir de votre personne.
« Aucun de nos serviteurs ou soldats n’aurait dès lors songé à le trahir : leur travail et leur vie en auraient dépendu. N’oubliez pas qu’il a droit de justice dans son domaine, au même titre que l’évêque de Sarlat l’a pour tout crime commis en la ville du Mont-de-Domme.
« Le prévôt est d’ailleurs revenu depuis. Il a interrogé derechef sur votre présence dans le château et lui a remis une lettre de cachet l’enjoignant de vous livrer dès votre retour. Sous peine de requête près le comte de Pierregord avec menace de félonie et de commise du château et de ses biens !
« Cette fois, l’entrevue fut fort discrète. Les langues se délient, mais tout le monde pense que vous n’êtes pas revenu de mission. Et que vous ne reviendrez probablement jamais. Pour une raison qu’ils soupçonnent mais qui leur échappe. Ce sont des esprits simples, plus soucieux de survivre que de mener enquête de police.
— Dites-moi, capitaine d’armes, pouvez-vous me rendre grand service ?
— Si cela est en mon pouvoir et n’est point félonie, je vous rendrais volontiers ce service, messire Bertrand. Parlez.
— Pourriez-vous me dire qui était de garde au château le jour de l’assassinat du chevalier de Sainte-Croix ? Je souhaiterais vivement vérifier un détail de grande importance dont ma vie ou ma mort pourraient bien dépendre.
— Je consulterai le registre des servitudes et vous le dirai », me confirma-t-il.
Puis, avec un clin d’œil, il posa sur la table une pinte d’un excellent vin de Bordeaux pour accompagner mon frugal repas.
Je n’étais pas dupe pour autant. Je savais que le capitaine d’armes, Michel de Ferregaye, vouait au baron une fidélité à toute épreuve. Si notre maître venait à le lui ordonner, il m’exécuterait incontinent et sans aucun état d’âme.
Le lendemain, Ferregaye m’apprit que Foulques de Montfort s’était fait remplacer ce jour-là par Guillaume de Saint-Maur puis par Raymond de Carsac, en justifiant son absence par une visite courtoise qu’il devait rendre. Il me pria cependant de ne point y faire allusion devant le seigneur de Beynac.
C’est tout ce que je voulais savoir pour l’heure : le chevalier de Montfort ne se serait-il pas rendu du côté du village de Ceynac, ce jour-là ? Pouvais-je le soupçonner d’un crime aussi infamant ? Pour quel mobile ? Trop de questions restaient décidément sans réponse.
Entre-temps, je m’étais replongé dans la lecture du Chevalier de la Charrette, de Chrétien de Troyes. Un roman fantastique. Les aventures d’un grand et noble chevalier au cœur généreux et à l’amour courtois. Un bel exemple pour un pauvre écuyer.
J’interrompais souvent ma lecture pour écrire sur le parchemin le fruit de réflexions aussi savantes que difficilement vérifiables auxquelles me conduisait l’analyse des circonstances du meurtre du chevalier de Sainte-Croix.
Les plumes étaient de bonne qualité et se laissaient tailler aisément, mais les peaux de parchemin, de qualité médiocre, étaient un peu grasses, bien qu’elles aient déjà servi souventes fois. Je devais appuyer fortement pour en fixer les mots.
C’est ainsi qu’inspiré par un des versets du roman et par la visite que me rendirent une mésange et un coucou, je parvins, un beau jour, à établir l’esquisse de ce qui pouvait devenir mon alibi. Sans me permettre de
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