La danse du loup
fortes. Cette première bourrasque était cependant dérisoire à côté de la tempête que nous devions essuyer par la suite.
La Santa Rosa n’était plus qu’à deux ou trois jours de son point de relâche, dans le port de Thunes, lorsqu’un soir la vigie, du haut de son panier de hune, signala un épais bandeau de gros nuages noirs qui s’élevaient à l’horizon et qui s’apprêtaient à déferler sur nous, poussés par une lourde et forte brise du sud-est.
Pour des marins expérimentés, il n’y avait pas de doute possible : un de ces terribles orages qui peuvent éclater soudainement en Méditerranée s’apprêtait à fondre sur la nef.
Le mestre-capitaine ordonna immédiatement, tant aux marins qu’aux autres voyageurs, d’être en alerte. Il commanda au mestre de manœuvre de rentrer le hunier, d’ôter les bonnettes et de prendre plusieurs ris dans la grand’voile. De toutes les antennes, ne maintenir que grilles et coustières.
Le navire, ralenti dans sa marche, fut mis à la cape sous la misaine et une fortune carrée afin de supporter la tourmente en perdant le moins de route possible. Mais la bourrasque arriva plus vite que prévu.
Le mestre-capitaine ordonna au mestre de manœuvre :
« Réveillez les hors quarts ! L’équipage et les passagers sur le pont ! »
Une rafale de vent s’abattit sur le navire qu’elle coucha un moment sur le côté. Arnaud, Foulques et moi, dûmes nous gripper de toutes nos forces au premier cordage qui se présenta sous nos mains pour ne pas être précipités par-dessus bord dans l’écume bouillonnante.
« Tous les hommes en contrepoids sur la lisse tribord ! hurla le mestre-capitaine.
— La main sur les écoutes de huniers à tribord ! scanda le mestre de manœuvre.
— Renversez le sablier ! Prenez la vitesse ! ordonna le mestre-capitaine.
— Plus de six nœuds ! répondirent les deux matelots préposés à la mesure, quelques instants plus tard.
— Plus de six nœuds, cap’taine ! transmis le mestre de manœuvre.
— On va tout casser ! hurlèrent les deux matelots en chœur.
— Le cap’taine connaît son navire ! Il ne brisera pas ! Si Dieu le veut ! »
La mer s’enfla et des vagues hargneuses battirent les flancs de la nef. La mer se déchaînait. Le ciel tonna, des éclairs zébrèrent l’air. Il perdit toute transparence, devint opaque, dense, ténébreux et d’une obscurité inquiétante. Pour seule lumière, nous n’eûmes que coups de foudre et éclairs qui se succédèrent de plus en plus vite.
Dès lors, les ordres du mestre-capitaine et la confirmation de leur exécution par le mestre de manœuvre s’enchaînèrent à une cadence infernale :
« Gréez des lignes de vie de la proue à la poupe !
— Lignes de vie en place ! ! !
— Doublez l’amarrage des chaloupes ! Hardi les gars !
— Amarrages doublés, cap’taine ! ! ! »
Les vagues se soulevaient en montagnes d’eau et se creusaient en vallées profondes au fond desquelles la nef était entraînée pour être ensuite rejetée comme un bouchon de liège sur les crêtes écumantes.
Sous cette formidable poussée, la frêle carène du navire menaçait de s’entrouvrir et le château de proue, de se disloquer. Les mâts craquaient depuis le pied jusqu’aux hunes. Le vent dans les cordages poussait des sifflements aigus.
« C’est le navire du Diable ! » gémit frère Jean.
Des trombes d’eau salée s’abattirent sur nous, nous renversant et nous projetant à plat ventre sur le pont, arrachant nos mains du cordage de survie pour nous éjecter hors des lisses. Nous crochetions les cordages de toutes nos forces pour ne pas être projetés par-dessus bord. Des claques de vent nous giflèrent avec une violence inouïe.
Les beaux cheveux ondulés d’Arnaud lui dégoulinaient sur le visage, collés à la peau, maculés de sel. Il nous jetait, entre deux bourrasques, un regard implorant comme si nous pouvions faire quelque chose pour lui. Dans l’état lamentable qui était le nôtre. Nous luttions tous pour notre survie. Mais le pire allait survenir.
Debout sur le château d’arrière, tête nue et porte-voix à la main, le mestre-capitaine commandait lui-même la manœuvre. Tant qu’il put lutter contre la tourmente, il tenta de se maintenir à la cape jusqu’à ce qu’il comprenne que sa nef ne pourrait résister aux assauts d’une violence incroyable que lui livrait une mer
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