La danse du loup
combattu avec grande vaillance, il a donné sa vie pour sauver le roi !
— C’est incroyable !
— Vous pouvez le dire, messire Bertrand et en être fier : la lance a percé son cœur et l’a occis sur le champ. Après le terrible combat, le roi en fut instruit par ses propres écuyers. Louis était fort pieux, vous le savez. Et grand seigneur.
Il arma votre aïeul chevalier, sur le champ de bataille, mais post mortem, bien sûr. Un adoubement extrêmement rare. Il a ensuite prié sa veuve, Bertrade, que Hugues Brachet avait épousé avant leur Grand Voyage, de lui faire l’honneur d’écarteler ses couleurs aux armes de France. »
Sidéré, abasourdi par cette nouvelle, je portai instinctivement les yeux sur les armoiries de ma bague. Y figuraient, il est vrai, sous les chiens braques, entre autres couleurs et meubles, trois lys d’argent…
Le chevalier de Montfort ne prêtait qu’une attention distraite à la science des blasons. Il détourna les yeux pour regarder la citadelle de Carthage et se signa. J’interprétais ce geste comme un signe pieux. Je me signai à mon tour.
« Mais, frère Jean, si mon aïeul se sacrifia pour le roi, comment puis-je être de son lignage ?
— Son épouse, Bertrade, de noble famille elle aussi, était enceinte. Elle attendait, comme la reine Marguerite à cette époque, un enfant.
« Cet enfant fut votre arrière-grand-père. Bertrade Brachet était une des dames de compagnie de la reine. Lorsqu’elle mit son fils au monde, elle le nomma Louis et demanda la permission de se retirer dans un cloître, ce que la reine accepta. De sorte que le jeune Louis fut élevé à la cour de France. »
Cette nouvelle me bouleversait. J’étais à cent lieues d’imaginer pouvoir compléter un jour la généalogie de ma famille. Trop de zones d’ombre subsistaient encore jusqu’à cette révélation. Les documents et les commentaires que m’avait donnés le baron de Beynac ne mentionnaient que l’existence de l’écuyer Hugues Brachet à la bataille de Damiette.
Sa trace disparaissait ensuite dans les profondeurs de l’histoire. Le baron de Beynac n’avait pu me parler que de mon père qui, m’avait-il dit, lui avait sauvé la vie lors de la bataille de l’Écluse. La tradition voudrait-elle que je sauve à mon tour, au péril de mon corps, la vie de quelque gentilhomme ? Je ne m’étais point posé la question jusqu’à présent. L’avenir devait me donner partiellement raison. Bien des années plus tard.
Frère Jean reprit son récit après un silence lourd, chargé d’émoi et d’évocation du passé. Il cita un merveilleux poème que la reine Marguerite avait composé à cette occasion.
Il vit un cavalier,
À la lance couchée,
Viser les lys de dos
Et charger au galop.
Son coursier, il lança
En le piquant des deux,
Se jetant entre eux.
La lance se brisa
Et pénétra son cœur,
À l’instant, sur l’heur.
Un Ami le pria
Avec grande douleur.
Et sa Mie le veilla,
Beau visage en pleurs
Baigné par les larmes.
Au paradis des preux,
Était montée l’âme
D’un guerrier valeureux.
L’Ami était des Francs,
Le premier, le plus grand,
Le plus pieux des rois.
En vertu de son droit,
Sur terre des Maures,
Alors qu’il était mort,
Chevalier l’adouba,
La colée lui donna,
Et lys sur son écu,
Pour armes, il reçut.
C’était geste royal,
Pour écuyer loyal.
Sa Mie fut accueillie
Dans un cloître fleuri.
Il germait en son sein
Le fruit d’un amour sans fin.
Très longtemps encore, Elle vécut et pleura
Le mari dont le corps
Reposait loin là-bas
Dans la terre sacrée,
Sur sol d’éternité.
La beauté du geste
Qu’il avait accompli
Les avait anoblis.
Hélas, il n’en reste,
Hérauts en attestent,
Que lys sur armoiries.
Le roi était sauvé. S’ensuivit une mêlée sauvage, où chacun se défendait comme il pouvait. Il en résulta une effusion considérable de sang chrétien. Les Mameluks reculèrent. Le roi en profita pour reformer ses échelons. Il ordonna l’outrée en hurlant : “Dieu le veut !” Les Mameluks plièrent, mais ils avaient une telle supériorité en nombre que la bataille se poursuivit jusqu’au soir.
Louis s’était trouvé à maintes reprises à nouveau en péril de mort. Sa haute taille, son heaume d’or, le signalaient à l’attention de tous. Cependant, la fureur du combat n’occultait pas son sens aigu de la stratégie.
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