La Dernière Bagnarde
Ni vous, l'homme de
science, ni moi. Seul Dieu sait ce qu'il fait.
— Il
sait ? Vous croyez vraiment que Dieu sait ce qui se passe ici ?
Elle
perçut dans le ton de sa voix l'agacement qu'elle avait
prov o qué
et s'en étonna. Était-ce Dieu qui le contrariait à
ce point ou le fait qu'elle ait émis l'idée qu'il
dominait tout, y compris
la science ?
— Croyez-vous
en Dieu ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
— Bien sûr, s'en
tendit-il répondre, regrettant cette affirmation à peine
l' avait-il prononcée.
— Ah
bon, fit-elle, apaisée.
Elle
n'aurait jamais imaginé que ce médecin qu'elle côtoyait
et dont elle appréciait la compassion et la valeur put être
un mécréant. Elle n'aurait pas aimé le s a voir
hors du troupeau et avoir à l'y
ramener. Elle avait déjà assez à faire avec les
détenues dont elle découvrait le te m pérament
irresponsable, ce que sœur Agnès lui avait bien caché.
Pour les protéger de sa c o lère,
sans doute.
Pourquoi
avez-vous choisi ce poste, ma sœur ? Elle hésita. Quelle
question ! Que voulait-il dire par là?
— Parce
que ma place est ici, précisa-t-elle, so u cieuse.
Il
eut un vague sourire qui éclaira son visage marqué par
les années de veille et de soucis.
— Votre
place ? Celle que vous désiriez ou celle où on vous a
mise ?
Que
lui prenait-il ? Relevant sa cornette, la mère supérieure
le r e garda
droit dans les yeux. Voulait-il la rabaisser ? Avec ses
sous-entendus, il semblait la prendre pour tout ce que la demoiselle
de Gerde en elle ne voulait surtout pas être : une vi c time
qui se laissait balader.
— Je
ne sais quoi penser de votre question, docteur. Dout e riez-vous
de ma foi ?
Il
haussa les épaules.
Quelqu'un
lui avait-il dit quelque chose à propos de son histoire
personnelle ? C'était impossible, et quand bien même.
Aujourd'hui, elle était au service de Dieu et si le
médecin-chef voulait savoir il a l lait
être servi. Elle était à Saint-Laurent la seule
femme à occuper un poste à responsabilité, et
bien qu'on ait pris soin de lui faire co m prendre
qu'elle était aux ordres de tous, de l'administration, sous
l'a u torité
de son représentant légal, le directeur du pénitencier,
et sous l'autorité du moindre surveillant qui la prenait de
haut et lui do n nait
des ordres, elle avait réussi à remettre les choses à
leur place, à s'i m poser
et à faire renvoyer ce directeur incompétent et
dangereux. Le do c teur
Villeneuve n'appartenait pas, et de loin, à ce type d'homme,
mais il fallait qu'il cesse ses sous-entendus. Elle devait pr é server
sa crédibilité et lui faire bien entendre à lui
aussi qu'au-dessus de sa science il y avait
la volonté de Dieu et que son représe n tant
ici, c'était elle.
— Ma
place est auprès des âmes que Dieu me confie, dit-elle
en choisissant ses mots avec soin. Je me tiens auprès d'elles
pour les ga r der
à Lui. Celles des dét e nues,
certes, mais la vôtre aussi, mon fils, et celles de tous les
autres.
Pierre
Villeneuve hésita à poursuivre et faillit rétorquer
qu'il était déjà le fils de sa propre mère
et que cela était bien suffisant. Elle l'agaçait avec
ses sermons. En référer à Dieu pour tout et
n'importe quoi, parler des âmes plutôt que des êtres
humains, ça n'était pas fait pour le rassurer. Il y
avait chez ces vieilles familles de chrétiens un goût
prononcé pour la mortif i cation
auquel lui, qui était pourtant issu de ces mêmes
f a milles,
n'avait jamais pu adhérer. Et s'il avait choisi le chemin des
études scientifiques, ce n'était pas sans raison. Le
méd e cin-chef
aimait la recherche et le savoir, il préférait
co m prendre
plutôt que croire. La médecine l'avait sauvé de
la foi et des prières interm i nables
que prononçaient sa grand-mère et sa mère, qui
en app e laient
constamment à Dieu.
Il se reprit. À quoi bon égratigner cette sœur ?
Au moins, ici, elle ne faisait pas de mal, et il devait se rendre à l'év i dence.
Au bagne, les sœurs étaient les seules qui se
préoccupaient vraiment du sort des détenues et qui
travai l laient
sur le terrain. Quand il avait appris la mort de sœur Agnès,
il avait été plus touché qu'il ne l'aurait cru.
Elle respirait la joie de vivre. Elle se donnait à ce
qu'elle faisait, elle cherchait des solutions, prenait les pr o blèmes
à bras-le-corps. En la perdant, les détenues avaient
perdu leur meilleur soutien et
lui un contact stimulant. Cette mère Supérieure était
trop
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