La Dernière Bagnarde
plongée dans ses prières. Quelles rancœurs
dissimulait-elle ? Certes, elle s'était montrée
courageuse et avait osé affronter le Chacal et le directeur,
mais c'était davantage pour affronter le mal que pour faire le
bien. De ce qu'il comprenait, elle se co n sacrait à sauver
les âmes des détenues et à les garder au sein de
l'église, plus qu'à les aider au quotidien. Et le
docteur Villeneuve doutait de sa capacité à faire
évoluer les choses dans le bon sens.
Pourtant,
le dimanche suivant, quand il croisa la file des priso n nières
qui allaient en promenade, il fut, à sa grande su r prise,
contraint de revenir sur son jugement. La mère supérieure
avait réussi là où, jusqu'à présent,
ils avaient tous échoué. De sa propre autorité,
elle avait libéré les pr i sonnières.
22
Quand
la mère supérieur leur annonça qu'elles iraient
en promenade le dimanche et qu'elles seraient présentées
sous peu à
des bagnards pour un éventuel mariage, les détenues se déchaînèrent.
Elles pouss è rent
des cris de joie, se bouscul è rent. Marie
elle-même, qui se tenait toujours un peu à
l' écart,
éprouva un sentiment quelle croyait définit i vement
perdu : elle se mit à esp é rer.
Elle
ne formulait rien de cet espoir. Elle n'imaginait rien de précis
quant à ces promenades et à ces
rencontres avec des b a gnards.
Surtout pas l'idée de l'amour, bien loin de ses
préoccupations. C'était autre chose. L'espace. Elle
allait enfin pouvoir respirer largement et rega r der
la ligne d'horizon à l'infini. Bouger et marcher longtemps,
avancer sans buter
sur l'e n ceinte,
sans limites.
Marie
pensait recouvrer la liberté, ou du moins davantage de
libe r té,
elle allait vite
d é chanter.
À
Bordeaux, quand on lui avait annoncé qu'elle partait pour le
bagne, elle avait imaginé des
choses terribles.
L'enfermement, la ce l lule,
les privations, la faim. Mais jamais elle n'avait pensé qu'un
jour l'ennemi serait plus proche et plus agressif encore que ne
l'étaient les geôliers. Et cet ennemi o p pressant
allait lui être révélé au cours de ces
promenades. Pour la pr e mière
qu'elle fit, quitter le carbet dans lequel elle avait été
parquée durant de longs mois, se déplacer davantage que
de quelques pas seulement fut une immense libération comme
elle l'avait espéré. Mais moins cependant qu'elle ne
l'avait cru. La limite du parcours avait été vite
atteinte, et chaque dimanche les mêmes pas étaient
revenus se poser au même e n droit,
dans le même sillage. Il y avait quelque chose de méc a nique
dans la promenade elle-même, et cette répétition
systématique empêchait son esprit de se défaire
de l'étreinte de la prison. La rue principale, les bâtiments
officiels, les autres carbets, tout ce qui faisait la curiosité
des lieux avait été vite comblé
car il n'y avait rien à voir.
Elles n'allaient nulle part, et elles revenaient plus vite qu'elles
n'étaient parties, presque plus frustrées que quand
elles ne sortaient pas du tout. À la première
impression d'espace retrouve avait succédé celle de sa
limite. Certes, leurs regards avaient a c cès
à l'horizon du ciel et ne butaient plus sur la palissade,
elles pouvaient voir sur les eaux du fleuve les pirogues glisser et
s'éloigner vers un ai l leurs,
mais elles, elles ne faisaient qu'arpenter les deux
mes poussiéreuses de Saint-Laurent où elles ne
croisaient que des groupes de bagnards plus squelettiques et avachis
les uns que les autres. Après quoi il fallait rentrer. Si
cette promenade so u lageait
les jambes engourdies de Marie, elle n'eut pas le même effet
sur son m o ral,
déjà fragilisé. Marie re s pirait
la liberté une fois par semaine, mais elle n'y accédait
j a mais.
les envies les plus simples, comme s'asseoir sur une pierre, étaient
interdites. Chacun de ses pas devait s'inscrire dans ceux de la
détenue qui la précédait et elles se déplaçaient
en rang serré pour ne pas faire une colonne trop longue.
— Attention,
il y a du relâchement ! Restez alignées. Où vous
croyez-vous, en balade ? Vous êtes en sortie hygiénique,
c'est tout.
Contrariés
de cette charge supplémentaire, les surveillants accél é raient
le pas. Marie finissait par ne plus voir que les pieds, le tissu de
la robe et la nuque de sa codétenue. Celle qui était
devant elle et qui devenait terriblement envahissante, lui cachant
toute vue. Elle avait fini par ne plus la supporter, reportant sur
elle toute la faute. Ce c u
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