La Dernière Bagnarde
la
matérialisation de sa liberté, loin des miasmes du
carbet et de la laideur des autres. Elle avait fini par se pe r suader
que si un jour elle po u vait
suivre les rails, elle serait sauvée. Elle atteindrait la
l u mière
tout au bout, minuscule trouée fascinante qui était la
porte par laquelle elle s'enfuirait. Eue ne venait plus les autres et
elle n'entendrait plus leurs sales bruits. Elle ne sentirait plus
leurs atroces odeurs. Chaque dimanche,
quand elle passait devant l'a l lée,
elle regardait la clarté de lumière qui scintillait à
l'horizon et elle se souvenait alors de celle, aussi ébloui s sante,
que faisait le soleil sur les herbes sauvages près du lavoir
de pierre grise dans son village du Béarn. Quelque chose de la
fluidité des bambous lui rappelait la so u plesse
de ces longues herbes folles qui balayaient la lande et qui, à
l'extrémité de leurs tiges, portaient des filaments
blancs. Graminées él é gantes
que le soleil embellissait en les éclairant et que le moindre
souffle de vent faisait onduler comme une mer. Fascinante prairie
mouvante que la toute jeune Marie, oubliant les draps lourds qu'elle
était en train de savonner dans l'eau froide du lavoir, fixait
pendant de longues m i nutes,
émerveillée.
«Comme
c'était beau, comme j'étais heureuse ! » pensait
Marie r é fugiée
dans ses souvenirs. Elle oubliait alors de ce temps de l'enfance les
heures difficiles. Quand les paysans n'étaient pas toujours
tendres ni pour eux-mêmes ni pour elle, et que les mains se
crevassaient dans l'eau glacée des lavoirs de l'hiver. Elle
oubliait la peur quand on re n voyait
tu pré entre chien et loup compter et recompter les bêtes
pour vérifier
qu'elles étaient bien toutes rentrées. Elle oubliait
ses terreurs quand, à la
nuit tombée elle devait qui t ter
le feu du soir après avoir rangé et nettoyé la
table du souper, sortir de la maison pour traverser la cour noire et
dormir seule sur la paille ou le foin de la grange. Les o r phelins
en ce temps-là n'étaient que des bâtards, pas
tout à fait
des animaux, mais pas tout à
f ait
des humains non plus. Maintenant qu 'elle
était si loin, de l'autre côté des océans,
elle ne gardait en mémoire que le bonheur
qui était alors le sien de voir les étoiles à travers
la l u carne
ouverte de la grange, avec le chien de
la ferme venu se mettre en boule pour dormir à ses pieds.
Comme elle regrettait ce compagnon silencieux qui lui tenait chaud !
L'odeur de la paille et du foin séché était si
bonne. La solitude ne lui était pas difficile alors, Marie la
co n naissait
et l'aimait. Elle l'avait apprivoisée. Et aujourd'hui, de ce
bagne et de cet exil qu'elle subissait, alors que la faim la
tenai l lait,
que les plaies de ses pieds et de ses mains saignaient à force
de marcher la plupart du temps sans chaussures et de coudre sans dé,
que son visage creusé avait perdu toute sa fraîcheur et
toute la bea u té
de sa jeunesse, et que ses dents commençaient à se
déchausser, la plus grande vi o lence
qu'elle subissait était cette promi s cuité
qui dévorait sa vie. La faiblesse gagnait. De jour en jour
plus intense, anéantissant petit à p e tit
toute sa volonté. Mais l'être humain est ainsi fait que,
dans les pires heures, les choses apparemment les plus dérisoires
sont celles au x quelles
on se raccroche. Marie n'échappait pas à la règle.
Curieus e ment,
alors que sa vie était en sursis, qu'elle souffrait le martyre
dans tout son corps et ne mangeait jamais à sa
faim, sa libre solitude d'e n fant
lavant les draps dans la lumière du Sud-Ouest et regardant la
courbe des herbes sous le vent était ce qui lui manquait le
plus. Ne plus pouvoir courir sur sa terre du Béarn vers un
lavoir de pierre grise !
23
— Nous
allons vous présenter à ceux qui seront vos futurs
maris. Ils viendront vous voir et désigneront les heureuses
élues, celles qu'ils choisiront. Bien sûr, vous n'êtes
pas obl i gées
de les épouser, à vous d'accepter ou non leur
propos i tion.
Mais vous auriez tort de faire les difficiles. Cette opportunité
de retrouver la liberté ne se représentera peut-être
jamais et vous savez qu'en plus de cette chance qui vous est offerte
notre République ajoute dans la corbeille un cadeau aux
m a riés.
De
la chance ? Un cadeau ? Dans la corbeille ! Tout cela avait une de
ces allures ! Les détenues écoutaient le nouveau
représentant de la pénitentiaire qui avait remplacé
Louis D i mez
dévider le
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