La Dernière Bagnarde
ombres qu'elle croisa s'écartèrent sur son passage.
Rien ne semblait pouvoir arrêter ce fantôme sans v i sage
qui marchait ne r veusement
dans la nuit
Quand
elle s'engagea dans la rue principale, des rires éclatèrent.
Elle crut rêver. Des rires ! A Saint-Laurent ! Dans la nuit où
ne mo n tent
que des plaintes et des gémissements ! C'était
tellement incongru ! Elle s'arrêta au beau milieu de la rue et
souleva le coin de sa co r nette
pour mieux entendre. Elle perçut alors nette-ment un bruit de
fête. La mère supérieure ne co n nais-sait
les activités de la ville pénitentiaire qu'en pleine
jou r née.
Elle n'était jamais sortie dans Saint-Laurent-du-Maroni après
six heures du soir et, jusqu 'ici,
elle avait marché sans penser à rien d'autre qu'à cette
maudite lettre et aux mots de colère qu'elle allait prononcer
devant le directeur. Surprise soudain de se r e trouver
là, seule dans cette rue à la nuit tombante, elle
éprouva une l é gère
inquiétude. L'ovale de sa co r nette
découpait dans la pénombre un paysage de silhouettes
mouvantes et il lui fallu quelques minutes d'o b servation
pour découvrir à quelques pas seulement, cachés
sous les palétuviers, des paires d'yeux brillants qui
l'observaient avec une i n tensité
dérangeante. Les b a gnards
étaient là, embusqués, en attente. Elle hésita
et faillit rebrousser précipitamment chemin. Mais les rires
redoublèrent, plus forts. Elle oublia instantanément
les ombres sous les pal é tuviers,
car, parmi ces rires, elle en avait reconnu un. Et celui-là,
elle l'aurait reconnu entre mille, elle ne l'avait jamais oublié
d e puis
le premier et unique jour où elle l'avait entendu. Ce rire
machiavélique qui
réso n nait
dans la nuit tombante était exactement le même que ce
jour maudit où Louise était tombée sous les
coups. C'était le rire du Chacal.
Quelle
inconscience ou quelle force poussa alors la mère supérieure
? Nul n'aurait pu le dire. Toujours est-il qu'elle o u blia
sa colère et le texte de Gerville, se détourna de son
chemin sans la moindre hésit a tion
et fila droit sous les palétuviers, passa entre les ombres qui
s'éca r tèrent
avec stupeur, et se dir i gea
vers l'endroit d'où éclatait le rire.
La
case du Chinois attirait, sans distinction aucune, toutes les
pop u lations
nocturnes de Saint-Laurent Et pour cause. C'était le seul
e n droit
ou la lumière brillait toute la nuit Autour d'un comptoir de
bois et sur quelques tables éparses se méla n geait
tout ce que la ville pouvait offrir de pire et de meilleur en matière
d'humanité. Et à Saint-Laurent le meilleur n'était
j a mais
que le moins mauvais. A de
simples escrocs joueurs de cartes, buveurs de tafia ou orpailleurs de
passage se m ê laient
de véritables crapules et assassins en quête de mauvais
coups et d'affaires sordides. Charlie était sans conteste le
plus pe r vers
d entre eux Il trônait au cœur du carbet avec à son
bras un jeune garçon no u vellement
élu qu'il embrassait à pleine bouche sans aucune
pudeur. Il n'était pas le seul. Plusieurs couples d'hommes à moitié
dénudés a l laient
et v enaient
dans des poses sans ambiguïté, buvant, s'en-laçant
et s'embrassant sans ret e nue.
La
mère supérieure, saisie, arrêta net sa course et
resta figée sous un eucalyptus, à une dizaine de pas de
la porte grande ouverte du bar du Chinois. Ce que ni la menace ni
l'autorité sup é rieure
n'avaient pu faire plier chez elle, cette seule vision de corps
enlacés y suffit. S'approcher de ces hommes quasi nus dans une
ambiance d 'alcool
qui sentait la dissolution et le vice était inimaginable. Elle
fut incapable de faire un pas de plus. Car le seul univers où
la mère supérieure
avait précieus e ment
gardé tout au fond d'elle une image idyllique, sorte d'idéal
rêvé et inchangé depuis sa prime jeunesse,
c'était celui de la pureté des corps qui s'ai ment. Jamais
elle n'avait connu ce bonheur, jamais elle n'avait pu allonger son
corps près de celui de Charles, mais elle
l'avait rêvé. Et ce rêve était e m preint
d'une douceur infinie en même temps que d'une absence totale de
réalité. La scène qu'elle découvrait
était pour
elle d 'une
violence insoutenable. Ces hommes entre eux, ces corps nus, ces baisers,
ces regards énamourée
ces p a roles
crues qui venaient junqu'à elle,
et ces rires, ces
rires... Mlle Adrien ne de
Gerde en tremblait. Elle, si forte et si déterminée
quelques minutes aupar a vant,
voilà
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