La Dernière Bagnarde
qu'elle se retrouvait anéantie par la vision d'un
monde qu'elle ne connaissait pas. Un monde qui l'hor rifiait. Elle
allait s'enfuir quand le Chacal entra dans le bar par une porte qui
donnait sur l'a r rière.
— La
place est libre ! Elles sont encore en état On vous en a
laissé un peu, lança-t-il à la
cantonade tout en remettant tra n quillement
les pans de sa vareuse d é faite
dans son pantalon.
Derrière
lui suivaient deux hommes aux visages creusés qui riaient aux
éclats de leurs bouches édentées en se tapant
sur l'épaule.
— Elle
est presque neuve, ajouta l 'un, elle
sent bon le pays !
Mais
de qui parlaient-ils ? « Elle » ! Était-ce d'une
femme ? Mais quelle femme ? La mère supérieure n'avait
pas bougé. En état de choc, elle n'osait co m prendre.
En dépit de son âge, elle connaissait peu de choses de
la vie. Elle n'avait jamais vécu qu isolée dans la
grande pr o priété
familiale, puis entre les hauts murs gris d'un couvent sévère.
La complexité de la vie h u maine
échappait à sa connaissance. Elle faisait avec le peu
quelle en avait appris du temps de sa jeunesse, et avec ce qui selon
ses critères était bien et
ce qui était mal. La scène qui se d é roulait
devant elle dévoilait à ses yeux novices une humanité
terr i fiante.
Le rire de ces hommes était crissant, amer et profondément
triste. Eux-mêmes semblaient ne pas croire à leur joie
factice, La l u mière
des lampes à pétrole jetait sur le
bar du Chinois et sur leurs si l houettes
courbées un halo
jaunâtre et sordide. Ils allaient et venaient comme des
morts-vivants et agissaient comme des automates.
Leurs
rires et leurs cris, leurs disputes qui éclataient, l'alcool
qu'ils buvaient verre après verre et se jetaient à la
figure, leurs accolades, tout semblait irréel. Et dans
ce paysage de misère, paradoxalement, le seul qui semblait
échapper à la fatalité écrasante du lieu,
c'était le Chacal. Elle le remarqua tout de suite. Il se
dégageait de lui une éne r gie
violente et il dominait le lieu de sa présence autor i taire.
Il riait et parlait
plus fort que tous, et il les haranguait sans cesse et sans
mén a gement.
— Bande
de crapules ! Vous n'êtes bons qu'à forniquer et à
boire ! Vous méritez les requins ! Buvez ! Demain vous serez
morts. C'est moi qui vous couperai la tête et je le ferai sans
hésiter. Parce qu'à chaque fois je ferai une bonne
action ! Une crapule de moins sur terre. Je nettoie. Je ferai mon
boulot et j'aime ça ! À quand le prochain ?
Il
leva son verre à la cantonade et le but d'un seul coup en
renve r sant
la tête. Il était le bourreau du bagne chargé des
ex é cutions
et son bras n'avait jamais flanché. Les bagnards auraient dû
se rebeller, l'i n sulter,
le remettre à sa place, ils étaient tous contre lui
seul. Mais ils courbaient l'échiné, jetaient des
regards de côté et c'était à celui qui
rirait le plus fort de la bonne blague qui n'était, hélas,
que l'effroyable réalité. Le Chacal avait coupé
nombre de têtes avec lesquelles il avait trinqué la
veille. Il obligeait ces hommes à rire de son atrocité
et aff i chait
au bord des lèvres un ma u vais
rictus.
— Tu
es content, Hespel ? Ça s'est bien passé ? Délaissant
un in s tant
son jeune compagnon, Charlie v e nait
de se glisser près de lui et avait pris pour l'aborder son ton
le plus mielleux.
— Pour
moi, oui, mais pour ta femme c'est moins sûr, répondit
le Chacal, forçant a contrario sur la gravité de sa voix. Tu comprends, je passais le premier,
j'allais pas me gêner. J'ai mis les bouchées doubles si
tu vois ce que je veux dire. À ce rythme elle ne devrait pas
durer trop longtemps. Tu vas devoir organiser de nouvelles noces
d'ici peu pour renouveler les so i rées.
Je compte sur toi.
— Me marier encore
? Tu veux rire ? Ça fait déjà deux. Ils ne vont
pas me laisser passer au kiosque sans arrêt. J'ai profité
du remplac e ment
des sœurs, mais...
— Penses-tu!
Ils savent tout. Ils s'en fichent Ils t'ont déjà
demandé où était passée ta première
femme ?
— Non,
non, enfin... si.
— Et
tu as dit quoi ?
— Qu'elle
était partie. Que j'avais plus de nouvelles. J'ai vu que ça
passait pas si facilement. Ils m'ont recommandé de su r veiller
celle-ci. Sinon ils y viendraient voir de près. Ils vér i fient
quand même.
— Vérifier
? Ils font semblant de vérifier, tu veux dire. Ce qu'ils
veulent, c'est la paix. Et en nous fourni s sant
des femmes, ils l'ont.
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