La fête écarlate
parfois l’allure de son Roland pour rejoindre un maréchal et lui parler familièrement.
Sur les chemins et dans les champs, les piétons courbaient l’échine. Tous semblaient las et affamés. Ogier se dit que s’ils avaient l’estomac vide, leur cœur, lui, débordait de malerage. Ils avançaient en cohortes bavardes et désordonnées sans que leurs chefs, malgré leurs coups de gueule, en obtinssent silence et obéissance. On en voyait partout : au fond des ravines, en haut des crêtes, sur les berges des ruisselets, tous l’arme et – quand ils en avaient – le bouclier sur l’épaule, et les lueurs de leurs cuirasses, de leurs coiffes de fer et de leurs lames voltigeaient sur le ciel et dans la verdure.
« Le désarroi (376) », songea Ogier. « Les seigneurs entre eux, occupés d’eux-mêmes, et les piétons à l’abandon… Nul ne s’aperçoit de cette dispersion ?… Nul ne s’en inquiète ? »
Il s’était attendu à ce qu’à la sortie d’Abbeville, dans quelques champs se prêtant à cette cérémonie, eût lieu la montre des guerriers au roi de France assisté de ses maréchaux. Les compagnies auraient été rassemblées derrière leurs bannières, les hommes à cheval par trois de front, les piétons six par six, en longues files immobiles. Philippe VI eût alors pu juger de l’état de ses guerriers, de leur harnois et de leurs armes ainsi que de celui des chevaux… Rien. On allait de l’avant, et cela suffisait !
Il avait espéré assister à un grand conseil où se serait décidée la répartition des batailles et où chaque maréchal aurait reçu ses instructions pour conduire l’assaut – quitte à les modifier en présence de l’ennemi. Le roi avait dû surseoir à cette réunion ou la trouver inutile : il se contentait d’avancer.
– À quoi pensez-vous, messire ? demanda Thierry.
– On ne va certes pas n’importe où, mais on y va n’importe comment.
Toutes ces lieues parcourues, tout d’abord pour atteindre Paris, puis Rouen, puis à nouveau Paris, Saint-Denis et Antony pour, de là, gagner précipitamment le Ponthieu avaient disjoint les compagnies les plus unies, sinon les plus obéissantes. Or, le temps n’avait pas manqué, de loin en loin, pour les réunir et les aviser des intentions du roi et des méfaits de l’ennemi. Aucun baron ne s’en était soucié : les piétons encombraient ; on les jugeait inutiles. La passion de Philippe VI pour la Chevalerie avait contaminé ses alliés, ses vassaux petits et grands et jusqu’à leurs écuyers. Tout homme à cheval était un preux à la recherche d’une prouesse, et la prouesse ne pouvait être dévolue à un manant, à un rustique ou à un mercenaire.
D’ordinaire aussi, releva Ogier, chaque seigneur allant guerroyer emmenait à sa suite un ou deux chariots contenant des vivres, des vêtements, des armes de rechange ainsi qu’une tente démontée ; ces chariots-là semblaient s’être perdus en chemin. Seuls quelques grands seigneurs comme Hainaut, Montmorency, Sancerre avaient à leur suite deux haquenées de gobelet (377) … Et comme les cuisines roulantes avaient, elles aussi, disparu, les hommes devaient se nourrir du produit de leurs rapines.
– Quand je vois tout ce qui nous entoure, je pense, Thierry, que nous sommes dans une espèce d’exode…
– L’exode est une fuite, messire… J’ai connu cela de Saint-Lô à Poissy… Une fuite !
Ogier fut tenté de répondre : « Qui te dit qu’elle ne viendra pas ? » Mais à quoi bon ! Le roi ne fournissait aucune injonction ; les maréchaux non plus. Les capitaines tançaient rarement les sergents ; en revanche, ceux-ci ne se privaient jamais d’injurier leurs hommes. Tantôt groupés, tantôt éparpillés sans raison, les Génois troublaient le grand troupeau par leurs dissensions ; certains obéissant à Doria se regimbaient contre les sommations et menaces de Grimaldi ; tous s’accordaient, cependant, pour demander des carreaux et une halte d’une journée.
– Nous sommes une armée sans grandeur et sans âme.
– Et la Blanche-Tache semble avoir eu mauvais effet sur les piétons !
– Il aurait fallu les arrêter un jour entier, les bien nourrir et leur donner à boire… Les saouler au besoin… Les reformer ensuite en compagnies… Même Moïse et son peuple, bien qu’ayant Pharaon et ses hommes à leurs trousses, devaient avoir plus d’ordonnance que nous… Blainville a comparé notre roi à
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