La fuite du temps
l'adoption
du bébé par Richard et sa femme avaient distrait Laurette de ses.problèmes
habituels durant quelques semaines, le temps ne les avait pas fait disparaître
pour autant. Les sujets de préoccupation ne manquaient pas en ce début d'année
1967.
Maintenant, dès
qu'elle se retrouvait seule dans l'appartement, la femme de cinquante-quatre
ans ne pouvait s'empêcher de songer à tout ce qui risquait de perturber son
avenir et celui de sa famille.
Pour commencer,
elle s'inquiétait de l'espèce d'indifférence que Jean-Louis manifestait devant
les avances de Marthe Paradis. Elle était tentée de secouer son fils, mais elle
sentait qu'un tel comportement ne le pousserait qu'à s'éloigner davantage d'une
jeune femme qu'elle appréciait de plus en plus.
— Elle finira ben
par trouver le moyen de le mettre à sa main, se disait-elle parfois pour se
rassurer.
Il y avait
ensuite la hausse continue des prix de tous les produits. Comme d'habitude,
Gérard ne se mêlait pas de la gestion du budget familial. Son mari continuait à
penser
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qu'il jouait
correctement son rôle. «Moi, je gagne l'argent; toi, tu t'organises pour payer
les comptes», répétait-il parfois lorsqu'elle se plaignait de ses fins de mois
difficiles.
En un mot comme
en cent, elle ne parvenait plus à joindre les deux bouts depuis que Carole ne
lui payait plus une pension hebdomadaire.
Enfin, il restait
la démolition prochaine et plus que probable de la maison. La meilleure preuve
qu'elle avait raison de s'en faire était sans doute que le responsable de la
collecte des loyers de la Dominion Oilcloth n'était pas encore passé, plus
d'une semaine après le début du mois.
Évidemment, il ne
servait à rien de parler de ses craintes à Gérard parce qu'il se contentait
chaque fois de lui dire qu'elle s'énervait inutilement et que rien ne serait
probablement démoli sur leur rue avant plusieurs années. Mais rien n'y faisait.
Elle se fiait plutôt à ce que Richard lui avait raconté avant les fêtes et elle
s'attendait à voir arriver les démolisseurs à la fin du mois de mars.
— On va avoir
l'air fin en maudit, ce jour-là! se répétait-
elle. On sera pas
prêts à partir avec nos guenilles et on n'aura pas trouvé un autre logement pas
cher. On va se ramasser dans la rue. C'est ça qui va nous arriver, bonyeu!
Un lundi matin,
Laurette se réveilla en grelottant. La chambre à coucher était encore plongée
dans l'obscurité.
— Maudit verrat!
jura-t-elle entre ses dents. Il fait tellement froid ici dedans que j'ai le
bout du nez gelé.
Elle se souleva
sur un coude en maintenant contre elle les trois couvertures épaisses qui
l'avaient protégée du froid durant la nuit pour essayer de voir l'heure au
réveille-
matin posé sur la
table de chevet.
— Cinq heures et
cinq!
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Pendant un bref
moment, elle hésita entre s'enfouir sous les couvertures ou se lever pour aller
voir ce qui se passait avec le chauffage. Elle choisit la seconde option,
attirée surtout par l'envie de griller sa première cigarette de la journée.
Elle s'assit,
glissa ses pieds dans ses vieilles pantoufles, et mit sa robe de chambre avant
de sortir de la pièce. Elle alluma le plafonnier du couloir et mit une main
au-dessus de la fournaise à huile: Rien.
— Viarge! Mais
elle chauffe pas pantoute, dit-elle à mi-voix.
Elle se dirigea
vers la cuisine en maugréant, alluma la lumière. Le poêle était aussi froid que
la fournaise.
— Mais qu'est-ce
qui se passe tout à coup? Ils peuvent pas nous avoir lâchés tous les deux en
même temps.
Elle brancha la
bouilloire et alla réveiller son mari.
— Lève-toi,
Gérard. On a des troubles avec le poêle et la fournaise à matin. Ils chauffent
pas ni l'un ni l'autre.
— Ça se peut pas,
rétorqua ce dernier d'une voix endormie en tendant la main vers ses lunettes
déposées sur la table de nuit. Ils peuvent pas être brisés en même temps.
T'as ben commandé
de l'huile la semaine passée, non? — Ben oui. Mongeau-Robert est venu en livrer
jeudi avant-midi.
— Cybole, on gèle
ben raide ici dedans, constata-t-il en enfilant son pantalon. Bon. Donne-moi
une minute, je vais aller voir ce qui se passe. Je te dis que ça commence ben
la semaine, une affaire comme ça, ajouta-t-il, de mauvaise humeur.
Sa femme retourna
dans la cuisine, prépara deux tasses de café et s'alluma une cigarette
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