La fuite du temps

temps. Ça a
jamais rien su faire de ses dix doigts et ça trouve le moyen de nous mépriser!
Elle a pas eu d'enfants et elle sait même pas ce que c'est que d'avoir de la
misère à arriver à chaque maudite fin de mois... Veux-tu ben me dire où est la
justice là-dedans, toi? — Voyons, m'man! chercha à la calmer sa fille, surprise
par la violence de la sortie de sa mère. Ma tante est pas si pire que ça.
     
    — Ben non, une
folle! Ce qui m'écoeure le plus, c'est quand elle descend de son piédestal pour
venir nous regarder de haut, comme si on était des bibittes. C'est vrai qu'on
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    n'est pas de son
monde, nous autres. On est juste des quêteux, bonyeu!
     
    — Elle est juste
un peu fraîche, m'man.
     
    — Un peu! Elle
porte pas à terre, tu veux dire! Elle me rappelle tellement ta grand-mère Morin
que j'en ai des frissons, ajouta Laurette en baissant la voix pour ne pas être
entendue par son mari dont elle voyait le dos, près de la fenêtre ouverte de la
cuisine.
     
    De mauvaise
humeur, la mère de famille passa sa frustration en dressant la table du souper
avec brusquerie. Chaque fois que Colombe daignait lui rendre visite, elle avait
la même réaction. C'était comme si le fait de voir sa belle-
    soeur aussi gâtée
par le sort lui faisait toucher du doigt ce qu'elle n'avait aucune chance de
posséder un jour. A ce moment-là, toute la frustration emmagasinée en elle
depuis des années refaisait surface et la submergeait.
     
    D'abord, Colombe
Nadeau avait conservé sans mal sa minceur de jeune fille malgré ses
quarante-huit ans alors que Laurette avait renoncé depuis longtemps à combattre
la graisse qui l'enrobait toujours un peu plus chaque année.
     
    — C'est facile
d'être maigre comme un cure-dent quand t'as jamais eu d'enfant et que t'as les
moyens de manger juste ce qui est bon pour la santé, disait-elle avec une
jalousie évidente. Je voudrais ben la voir, elle, après avoir mis au monde cinq
enfants. Elle aurait pas l'air plus fine que moi si elle avait été obligée de
manger du baloney et des sandwichs au Paris-Pâté quatre ou cinq fois par
semaine.
     
    Évidemment, elle
enviait Colombe d'avoir assez d'argent pour aller se faire coiffer toutes les
semaines et s'acheter tous les vêtements qu'elle désirait. Ce n'était pas elle
qui devait se mettre des bigoudis le soir ou se contenter de se faire donner
une permanente achetée à la pharmacie du quartier deux fois par année.
     
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    — Il faut avoir
un maudit front de beu pour venir se lamenter quand t'as tout ce que tu veux,
répétait-elle.
     
    A vrai dire,
Laurette ne parvenait pas à comprendre qu'on puisse se plaindre quand on vivait,
comme sa belle-
     
    soeur, dans une
maison richement meublée et qu'on pouvait, en outre, jouir des services d'une
femme de ménage. C'était un comble d'oser chercher à attirer la pitié quand on
était, en plus, la propriétaire d'un beau chalet où on pouvait aller se reposer
quand on le voulait.
     
    — Bonyeu! Je
l'étranglerais quand elle vient dire qu'elle est épuisée, disait Laurette.
J'aurais ben voulu la voir à ma place, elle. Je sais pas ce qu'elle aurait fait
si elle avait été poignée toute sa vie à vivre ici dedans avec les senteurs de
la Dominion Oilcloth et de la Dominion Rubber. C'est facile de jouer la grosse
madame quand t'as jamais rien eu à faire de tes dix doigts. C'est pas elle qui
a lavé des couches pendant des années et qui a dû aller les étendre sur la
corde à linge dehors, même en plein mois de novembre. Les enfants malades qui
te tiennent réveillée durant toute la nuit, elle a pas connu ça, elle. Quand sa
mère est tombée malade, elle s'est même dépêchée de l'envoyer à l'hospice parce
que ça la dérangeait trop.
     
    Bref, la mère de
famille voyait rouge devant de telles injustices de la vie et il lui fallait
toujours un bon moment avant de se remettre des visites de sa belle-soeur.
     
    Ce soir-là,
Jean-Louis raconta à table le film qu'il était allé voir la veille. Cependant,
il se garda bien de préciser qu'il y était allé en compagnie de Marthe Paradis,
mais il était évident que cette sortie lui avait fait grand plaisir.
     
    — Je sais pas
avec qui il est allé là, dit Laurette à son mari avec une trace d'inquiétude
dans la voix quand le jeune homme se fut retiré dans sa chambre après le repas.
     
    Mais au moins, ça
le fait sortir de sa chambre.
     
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    — C'est sûr que
c'est plus normal, laissa tomber