La grande guerre chimique : 1914-1918
délétères sur le champ de bataille. Les autorités alliées
saisirent l’initiative chimique allemande et la réprobation unanime qu’elle
suscita comme une formidable opportunité de souder l’opinion publique contre l’Allemagne.
Cette circonstance fut d’ailleurs si efficacement exploitée par la propagande
officielle qu’il semble légitime de s’interroger sur la part relative d’indignation
sincère de l’opinion publique et d’huile jetée sur le feu par les autorités
militaires. Au même titre que les accusations de crimes de guerre (non-respect
des conventions internationales, mauvais traitements infligés aux prisonniers,
exécutions sommaires de civils en zones occupées) dont furent régulièrement
accablées les forces allemandes tout au long du conflit, l’utilisation du
chlore à Langemarck permit aux autorités alliées d’exalter la haine de l’ennemi
et ainsi de galvaniser l’ardeur belliqueuse de l’opinion publique. Le message
en filigrane était clair : ce n’était pas uniquement la défaite militaire
que devait redouter le pays, mais également le déferlement de la barbarie
allemande sur le sol national. Il n’en reste pas moins, et cela semble peu
contestable, que l’offensive chimique de Langemarck provoqua une profonde et
sincère indignation des opinions publiques alliées. Cette vague unanime de
réprobation dirigée contre l’Allemagne fut à l’origine d’une réplique de la
presse d’outre-Rhin. Au cours du mois de juin 1915, la France et l’Allemagne,
par presse interposée, se renvoyèrent la responsabilité de l’introduction des
gaz. Cette vive polémique, attisée par les succès allemands obtenus en Argonne
en juin à l’aide d’obus lacrymogènes, perdura jusqu’à la mi-juin 1915.
Après cette date, le nombre de coupures de presse consacrées aux gaz décrut de
manière spectaculaire dans la presse alliée. Cela était le fruit d’une part, de
l’effacement progressif de l’actualité chimique, mais surtout, d’autre part, de
l’embargo tacite décrété par les autorités militaires à l’égard des
informations liées aux hostilités chimiques. En effet, conformément à une
politique qui allait être appliquée par les Alliés jusqu’à l’armistice, et dans
le mois qui suivit les notifications officielles confirmant la volonté des
Britanniques et des Français de répliquer à l’aide de moyens similaires à l’attaque
chimique allemande [752] ,
les autorités militaires françaises et britanniques décidèrent de soumettre les
informations sur les hostilités chimiques à une censure quasi absolue [753] .
Dans la mesure où les hostilités chimiques étaient confinées
dans une relative confidentialité, il n’est pas surprenant qu’une fois la
surprise de la première offensive chimique allemande estompée, le dégoût et l’indignation
provoqués dans l’opinion publique internationale se fussent rapidement dissous
dans les atrocités et l’horreur générale du conflit. L’acceptation, ou du moins
le fatalisme de l’opinion publique à l’égard de la guerre chimique, fut d’autant
plus rapide que cette forme prise par les hostilités ne constituait qu’une
portion, certes spectaculaire mais réduite, des affres de la guerre. Un peu
plus tard, vers la fin de l’été 1917, en France et en Grande-Bretagne, une
seconde, mais fugace, éruption d’articles de presse suivit l’apparition du gaz
moutarde sur le théâtre des combats. Son impact sur l’opinion publique fut
pratiquement nul. Cette relative apathie confirmait et témoignait de la
banalisation ou du moins de l’acceptation de la dimension chimique du conflit.
Si l’évocation des gaz suscitait encore dans l’opinion une répulsion phobique, ces
armes, au même titre que l’artillerie, faisaient désormais partie du paysage de
la guerre…
En définitive, si l’on excepte de courtes périodes liées à
des événements majeurs des hostilités chimiques (introduction des gaz en 1915,
apparition de l’ypérite en juillet 1917), on constate que les populations
civiles ne disposèrent que de peu d’informations sur la nature réelle du
conflit chimique. Certes, l’opinion publique s’indigna violemment et
sincèrement au moment de la première attaque allemande mais, assez rapidement,
ce spasme de révolte s’effaça pour laisser place à une indifférence résignée
tant l’horreur du conflit et l’ampleur des souffrances endurées
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