La grande guerre chimique : 1914-1918
des approvisionnements britanniques, par ailleurs limités. Au mois
de décembre, alors que les livraisons de chlore britannique avaient débuté deux
mois plus tôt, Joffre, particulièrement enthousiaste à l’égard des nappes
dérivantes, demanda à Albert Thomas que l’on ajoutât, à partir de cette date,
une proportion de phosgène (environ 10 %) aux cylindres de chlore expédiés
vers le front [392] .
Pour des raisons industrielles et techniques, cette décision ne put être mise
en œuvre avant dix longs mois. Le 12 décembre 1915, dans une lettre
adressée à Foch, Joffre confirmait l’espoir qu’il plaçait dans les gaz :
« On ne m’ôtera pas de l’esprit que faire la guerre,
c’est toujours attaquer. Sans cela pas de décision, pas de résultat, pas de
victoire : l’impuissance. Or pour attaquer, surtout si l’on veut ménager l’infanterie,
il faut beaucoup d’artillerie lourde et des gaz. Les gaz, les aurons-nous ?
C’est cependant une arme nouvelle qui augmente considérablement la puissance
offensive de la troupe. Nous ne pouvons pas nous en passer (…). Nos guerres
mettent en jeu toutes les ressources et toutes les activités de la nation. Or
nous n’avons pas encore sérieusement touché à la chimie industrielle. » [393]
On le constate, à la fin de 1915, et malgré certaines
réticences morales, on pensait toujours au GQG que l’arme chimique pouvait
permettre d’obtenir la percée.
Les premières offensives chimiques françaises furent
relativement modestes. La première eut lieu au nord de Reims (région de
La Neuville) le 14 février 1916 vers 4 h 30, à l’aide
de 1 300 à 1 400 cylindres contenant près de 30 t de chlore
(nom de code Bertholite ) [394] . L’attaque
portait sur un front de 2,2 km dans un vent de 4 à 5 m par seconde et
il reste aujourd’hui très difficile, les archives allemandes ayant disparu, d’en
déterminer l’impact réel. On sait cependant que des fuites de chlore lors de l’émission
du gaz causèrent plus d’une vingtaine d’intoxiqués aux hommes de la compagnie Z
chargée de l’opération. Aucune action d’envergure de l’infanterie française ne
fut organisée. Ce fait peut être expliqué de deux manières : soit les
militaires français avaient conçu cette offensive comme un test, une expérience
destinée à valider le concept opérationnel des nuées dérivantes ; soit ils
s’étaient déjà rangés à cette date à l’idée que les nuées dérivantes ne
pouvaient pas permettre la percée mais qu’elles pouvaient néanmoins constituer
un excellent moyen d’infliger à l’ennemi un maximum de pertes. La suite de la
campagne française d’attaques par vagues de chlore prouvera que la dernière
hypothèse semble la plus plausible.
La deuxième offensive chimique eut lieu dans la nuit du 25
au 26 mars 1916 [395] dans le secteur
de la Pompelle ; la troisième le 13 avril au nord-est de Compiègne [396] ;
la quatrième se déroula dans la nuit du 2 au 3 juin 1916 [397] ,
à la Tête du Violu, avec moins de 400 cylindres installés par la
compagnie Z (33/1) mais elle fut interrompue au bout de quelques minutes
en raison d’un changement brusque de direction du vent. Une nouvelle offensive
fut menée dans la nuit du 4 au 5 juin [398] à l’est de Reims
(secteur de la ferme des Marquises) à l’aide de 500 cylindres ; une
autre fut lancée dans le même secteur (La Neuville – Le Godat),
le 13 juin, à l’aide d’un nombre réduit de cylindres pressurisés de
chlore. Il est plus que vraisemblable que l’impact des offensives chimiques
françaises de la fin de l’hiver et du printemps 1916 sur l’ennemi ait été
limité. D’une part, la méthode choisie par les forces françaises, des attaques
limitées à l’aide de quantités réduites de gaz, ne permettait pas d’infliger de
lourdes pertes à l’adversaire et, d’autre part, la protection offerte par le
masque allemand contre le chlore à cette date limitait considérablement le
potentiel d’attrition des nuées délétères émises par les compagnies Z. De
fait, hormis une complète surprise, seule une vague de concentration élevée
pendant une durée suffisamment longue aurait pu permettre de prendre en défaut,
en les saturant, les capacités filtrantes du masque allemand.
Lors de ces opérations, aucune action coordonnée de l’infanterie
ne fut entreprise, en dépit des positions affichées dans certains
Weitere Kostenlose Bücher