La guerre des rats(1999)
savait pourquoi : Nikolaï avait vu son âme ; il avait vu la tâche du meurtre qui la souillait et avait tressailli d’horreur. Voilà ce que ce charnier avait fait de Koulikov, voilà ce qu’il faisait aux hommes des deux camps. Il les transformait d’abord en justes assassins tuant pour leur pays, puis en prédateurs tuant pour le plaisir, ou pour se venger. Combien de fois peut-on presser une détente et détruire une vie avant que la réalité ne vous apparaisse, avant que vous ne finissiez par tuer votre propre esprit ?
Koulikov avait percé d’une balle près de cent ennemis, Zaïtsev presque deux fois plus. Koulikov et Baugderis avaient fait de la hideuse nécessité de tuer un jeu pour rendre leurs journées plus faciles. Le Lièvre repensa à la tuerie dans le bunker des officiers nazis. Cette nuit-là, troublé par l’absurdité de cet acte, par son absence totale de nécessité sur le plan militaire, il avait pris conscience de l’horreur de ses meurtres, aussi vivement que Koulikov en ce moment. Mais, par chance, il avait eu la flamme de Tania pour faire fondre la glace de son cœur et pour apprivoiser sa souffrance jusqu’à ce qu’il puisse lui passer la bride. À présent, assis dans une tranchée, Koulikov regardait pardessus son épaule ensanglantée le fruit de son jeu, le masque mortuaire de Baugderis, et maudissait la pourriture de Stalingrad salissant son âme.
À qui la faute ? se demandait Zaïtsev en écoutant les sanglots de Koulikov. C’est pas ce qu’on nous a dit de faire, tout le temps ? Tuer les nazis. Les enfoncer dans le sol, les mordre, les griffer, les faire exploser, les poignarder, les cribler de balles, les tuer jusqu’à ce qu’ils disparaissent de notre sol. Nous sommes en fureur, tous ; nous sommes enragés. Chaque mot qu’on entend, qu’on lit dans Pour la défense de notre pays ou l’Étoile rouge : Tuez les Allemands. Dans la bouche des zampolit : Tuez les Allemands. La vodka qui ne tarit jamais pour nous : Restez soûls, restez abrutis d’alcool, tuez les Allemands ! Où que vous les surpreniez, au combat, en train de pisser, dormant sur leurs couchettes, ils sont toujours égaux à eux-mêmes : de misérables nazis puants, des envahisseurs, ennemis du communisme, à qui il ne faut jamais accorder ni pardon ni pitié. Tuer les nazis ou mourir.
Zaïtsev posa le fusil sur le giron du Géorgien mort, déboutonna le manteau et glissa sa main dans la poche intérieure pour y prendre la carte du Komsomol de Zviad Baugderis.
— Allons-y, Nikolaï. Tu peux tenir debout ?
Koulikov se leva avec l’aide de son chef, qui lui pressa le dos pour lui rappeler de rester courbé.
Zaïtsev ramassa le périscope du blessé, inspecta le sol de la tranchée.
— Et ton fusil ?
Koulikov baissa lui aussi les yeux.
— Il est… où est-ce qu’il est passé ?
L’arme avait disparu.
Zaïtsev eut l’impression d’être tombé dans les glaces de la Volga. Des aiguilles froides lui piquetaient la peau.
Il est venu ici, pensa-t-il. Il est venu dans cette tranchée.
Avec les yeux de l’esprit, il vit les hautes bottes noires du colonel nazi fouler l’endroit où il se tenait en ce moment.
Il a peut-être laissé un indice ? Non, pas lui.
Ça ne suffisait pas ? s’indignat-il en regardant une dernière fois Baugderis. Ce salaud fait maintenant collection de trophées ?
Non, attends, c’est pas ça. Il savait qu’il avait descendu deux tireurs d’élite, et il a dû venir voir si je n’étais pas l’un d’eux. C’est sa mission. Quand il m’aura tué, il pourra rentrer chez lui.
Il a vu ma photo dans Pour la défense de notre pays.
Le professeur de Berlin a laissé passer l’attaque allemande, puis il est venu vérifier. Il sait maintenant qu’il m’a pas eu. Et il a pris le Moisin-Nagant en prime. Il est meilleur que son Mauser, ça aussi, il le sait.
Zaïtsev se baissa plus encore dans la tranchée, poussa Koulikov devant lui. Est-ce que Thorvald est encore dans ces bâtiments ? Est-ce qu’il attendait que je vienne au secours d’un de mes lièvres ? Est-ce un piège ? Avec Nikolaï comme appât ? Ou est-ce qu’il l’a laissé en vie pour qu’il puisse me dire quel incroyable carton c’était ?
— Allez, Nikolaï. Tirons-nous. Vite.
19
Thorvald remonta la manche blanche de sa tenue de camouflage pour jeter un coup d’œil à sa montre : Mond était parti depuis plus d’une heure.
Il regarda par la fenêtre à travers la poussière
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