La guerre des rats(1999)
sûrs dans les conditions les plus mauvaises, quoique un peu lents.
— S’il y a deux morts, pourquoi un seul fusil ?
Il tendit son Mauser au caporal pour l’échanger contre le Moisin-Nagant. L’arme russe était plus lourde. Elle paraissait aussi plus grossière, comme un cheval de labour. Mais les chevaux de labour ne s’effondrent jamais, les Russes le savent, pensa-t-il.
— Eh bien, caporal ? L’autre fusil ?
D’une voix lointaine, comme si le souvenir de ce qu’il avait vu dans la tranchée refusait de le quitter, Nikki répondit :
— L’autre était inutilisable. Je l’ai laissé.
— Très bien. Pas la peine de nous encombrer d’armes endommagées pour traverser le dépôt. Vous savez — je l’ai mentionné avant votre départ —, je me doutais qu’un des fusils russes ne serait plus en parfait état…
Thorvald regarda à travers la lunette à grossissement 4 du Moisin-Nagant, se tourna de profil par rapport à Mond, leva le fusil, le baissa. Mark ! Pull ! Non, trop lourd pour le tir aux pigeons.
— Qu’est-ce qu’il avait au juste, ce fusil, Nikki ?
Le caporal garda le silence. Concentré sur la lunette, Thorvald attendit la réponse avec la confiance d’un homme qui attend que la balle qu’il a lancée en l’air retombe. Mond gratta le sol de la pointe d’une de ses bottes.
— Personne ne peut être aussi bon que ça, mon colonel.
Thorvald n’eut pas à se tourner pour savoir que Nikki le regardait fixement. Le jeune caporal était maintenant accroché à lui comme un poisson à l’hameçon.
Il leva de nouveau le fusil. Peu maniable, mais sûr. Mortellement sûr. Je peux faire mouche avec ça, oh oui !
— Faites-moi plaisir, caporal. Parlez-moi de l’autre fusil.
— L’autre fusil était inutilisable, parce qu’une balle avait traversé sa lunette.
Thorvald abaissa le Moisin-Nagant avec un sourire radieux.
— Vraiment ?
Nikki passa le Mauser à son épaule, tendit le bras pour prendre l’arme russe.
— Un coup remarquable, mon colonel.
Thorvald enfila ses moufles blanches et suivit le caporal dans la rue, où des soldats allemands couraient en tous sens.
— Pas un coup, dit-il à la cantonade. Plutôt une carte de visite, en fait.
Il ne se souciait pas de l’endroit où il allait : il savait que Mond serait un bon guide. Il avait eu raison de préférer ce garçon à l’un des tireurs d’élite d’Ostarhild. Le jeune caporal connaissait le champ de bataille. Si c’était Thorvald qui avait pressé la détente, Nikki avait trouvé les cibles pour lui et avait lancé la brique scellant le sort des tireurs russes. C’était encore lui qui s’était aventuré dans la tranchée pour jeter un coup d’œil à la « carte de visite ».
Excellent, pensa Thorvald. Tout va bien. Il était nécessaire que Mond voie de quoi je suis capable.
Ils marchèrent cinq kilomètres vers l’arrière, où la vague d’hommes et de matériel ralentissait. Les bruits de la bataille s’éloignaient, les explosions des obus tirés par les chars et les mortiers étaient étouffées dans le dédale des rues. Un courrier à moto les dépassa, lancé vers le tumulte. Même le vrombissement rageur de l’engin filant à toute vitesse retomba bientôt parmi les pierres noircies et les tas de briques qui les entouraient. La cité dévastée semblait tout avaler : bruit, lumière, vie.
Thorvald s’arrêta, s’assit sur son sac, fit signe à Mond de faire de même. Il avait envie de parler.
Le colonel contempla les ruines. Pardessus les façades éventrées, les bruits et la fumée de l’offensive allemande montaient dans le ciel comme des esprits libérés. La ville grondait, les deux armées se donnaient des coups de griffes.
— Regardez, Nikki, fit Thorvald, balayant du bras cette étendue de destruction. Regardez ça. Des dizaines de milliers d’hommes, se ruant dans une même direction. Alors que vous et moi restons à l’écart, rien que nous deux. Nous livrons une guerre différente… (Le martèlement sourd des obus de mortier semblait appuyer ses propos.) Nous n’utilisons pas les mêmes armes. Nous ne renversons pas tout sur notre passage, nous n’essayons pas de chasser tous les Russes des trous où ils se terrent. Nous opérons seuls, pour mener à bien notre propre mission, trouver-et-détruire. Nous ne cherchons pas les divisions russes avec des bombes, des chars et dix bataillons. Nous cherchons un seul homme, avec ça… (Il pointa l’index vers
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