La guerre des rats(1999)
et la fumée tournoyant dans le soleil, s’allongea de nouveau sur le sol. Son corps se rappela la nuit qu’il avait passée là, les rainures du plancher sous son dos. On peut dire que ce garçon se déplace prudemment, pensa-t-il. Quatre cents mètres aller, quatre cents mètres retour, et il lui faut plus d’une heure. La patience comme outil, comme arme : Nikki l’a compris. Il a l’étoffe d’un tireur d’élite. Je le formerai peut-être moi-même quand nous serons rentrés à Berlin.
Thorvald croisa de nouveau les bras sur son Mauser. Il était dans cette position depuis le départ du caporal, tel un mort étreignant un fusil au lieu d’un lis. Il leva la tête, fit descendre son regard le long de la toile blanche du pantalon, jusqu’à ses bottes. Il claqua des talons, sourit de sa bouffonnerie. Toujours vivant, pensa-t-il. Toujours bon pied bon œil. Il appuya son nez contre le canon de l’arme. Le fusil était froid, la chaleur des deux balles avait quitté depuis longtemps sa peau noire. Une odeur d’huile et de fumée, de langue de feu et de rapidité, s’échappait de l’extrémité du canon. Thorvald serra le fusil contre sa poitrine, frotta la pointe de son menton pas rasé contre la mire. L’arme qu’il tenait dans ses bras représentait tout ce qu’il n’était pas. La part manquante de lui-même, la dureté que n’avait pas sa chair.
Le bruit de l’offensive allemande pénétra par la fenêtre. Avant de partir, Mond avait déclaré que ce n’était probablement pas Zaïtsev qui gisait là-bas dans la tranchée. Le Lièvre n’aurait pas commis l’erreur de rester jusqu’au dernier moment, simplement pour tuer quelques Allemands de plus. C’était en dessous de lui, c’était indigne de sa légende. Non, pensa Thorvald, ce Zaïtsev n’est pas un simple champion de tir comme moi. C’est un chasseur. Il aime traquer sa proie dans la nature.
Le colonel leva les yeux vers les poutres noircies, fixa son attention sur un morceau de plâtre oscillant dans l’air froid. Chaque jour, il en savait davantage sur Zaïtsev et sur Stalingrad. L’homme et la ville sont inséparables, pensa-t-il. Tout à fait opposés, et donc parfaitement complémentaires. La ville est un champ de bataille cruel, aveugle. C’est la misère incarnée avec ses poux, sa saleté, ces visages terribles, ces plaies qui infectent toutes les ombres. Stalingrad est un ange déchu, disloqué et laid. Il gémit et tremble à chaque spasme de douleur comme une vieille mule agonisante. Zaïtsev, lui, garde le silence sous les cris de la ville. Il est la glace, le froid coupant de l’aube russe. Il a de la volonté. Il n’est pas nu comme la ville, il est vêtu de son orgueil, de son obstination sibérienne à tout endurer. Cet homme qui a la forêt dans ses veines ne sait même pas où il est. Il se croit encore dans ses fichus bois, quelque part dans la montagne. Il ne s’est pas rendu compte que les couleurs ont disparu. La forêt a brûlé, dans un brasier dont les premières victimes étaient prédestinées : honneur, ordre et pitié, les traits mêmes qui nous élèvent au-dessus des chères bêtes sauvages de Zaïtsev. Comme le montrent les opéras de Wagner, l ‘éthique de Schopenhauer, le surhomme de Nietzsche, nous nous sommes hissés au-dessus des animaux, nous sommes des créatures plus nobles. Mais dans un combat acharné, où les hommes ne cherchent qu’à s’entre-tuer, la rage brûlante de leur haine consume leur humanité. Ils ne sont plus que des sauvages, des brutes apeurées. Zaïtsev chasse l’animalité de ces hommes ; c’est par elle qu’il les trouve et pour elle qu’il les anéantit.
Non, ce n’est pas Vassili Zaïtsev qui gît mort dans la tranchée. Pas encore.
Mond appela du bas de l’escalier. Thorvald ne l’avait pas entendu approcher.
— Mon colonel, je suis là. Venez.
Le maître tireur se releva avec raideur. Il avait les articulations douloureuses d’être resté une heure et demie immobile dans le froid.
— Eh bien ? s’enquit-il en descendant les marches. Nous avons été comment ?
Le caporal lui montra un long fusil russe à lunette.
— Il y avait deux tireurs embusqués en bas, mon colonel. Mais pas Zaïtsev.
— Mmm. Rien d’étonnant. Je suppose qu’il va falloir être bons plutôt que chanceux, hein, Nikki ?
Thorvald désigna le Moisin-Nagant. Il en avait vu beaucoup à Gnössen, il en avait parlé dans ses cours. C’étaient de bons fusils,
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