La guerre des rats(1999)
Laisse parler la nuit. Les étoiles, la terre, le froid, et même la ville. Laisse-les pénétrer en toi.
Il ferma les yeux, rejeta l’air en une longue expiration.
Bai ya nai. Dieu de la taïga. C’était une offrande yakoute pour porter chance au chasseur.
Thorvald, pensa-t-il. Je sais où il est. Je l’ai percé à jour. Mais il me connaît, lui aussi. Alors, je dois être quelqu’un d’autre, pas moi. Pas le Lièvre. Pas ce à quoi il s’attend.
Le froid lui piqua les joues et le cou, réveilla les parties de son corps où se trouvaient son instinct et les sens sur lesquels il comptait le plus, depuis longtemps : ses entrailles, ses épaules, sa nuque et ses poignets.
Thorvald s’attend au Lièvre. Il sait que je peux être la nuit, la terre, les ruines.
Je suis russe. La ville est russe. Il sait tout cela.
Un grondement d’artillerie au nord secoua le sol. Il ouvrit les yeux.
La ville est allemande, aussi.
Je serai allemand.
Il connaît toutes mes tactiques, celles que j’ai enseignées, que Danilov a décrites en détail. Cette fois, j’en utiliserai une qui n’a pas été publiée dans Pour la défense de notre pays.
J’utiliserai une tactique que les Allemands eux-mêmes m’ont apprise.
Zaïtsev remit son casque, releva le capuchon de la parka. De ses doigts gourds, il reboutonna le vêtement puis enfila ses gants, leva les yeux vers le ciel éclairé par les étoiles et l’artillerie.
— Merci, dit-il aux esprits de la nuit et de la bataille.
D’un pas rapide, il rejoignit Koulikov.
— Nikolaï, j’ai quelque chose à te demander. Une mission qui fait appel à ton talent pour te déplacer en silence.
Koulikov répondit par un regard ardent de chien impatient de se lancer sur la piste.
Excité de retrouver l’action après une si longue attente, Zaïtsev ajouta :
— Va sur le flanc est du Mamayev Kourgan, rapporte-moi une douille d’obus de mortier.
26
Thorvald tambourinait des doigts sur la terre. Six aubes de suite, s’énervait-il, six jours allongé dans ce trou, et quel résultat ai-je à montrer pour des dizaines d’heures passées à fixer un mur de l’autre côté du parc ? Rien qu’un lapin qui refuse de sortir de son terrier.
Affronte-moi, Lapin. Faisons un concours. Cibles de compétition, pigeons d’argile, choisis. Le meilleur gagne, le perdant se tire une balle dans la tête et c’est terminé. Finissons-en. J’en ai assez de ce froid qui rampe le long de mon dos et ruisselle sur mes côtes toute la journée. Assez des sandwiches au fromage. J’ai envie d’une bière brune, d’un steak servi dans de la porcelaine tendre, sur du lin amidonné, au lieu de cette nourriture rance dans un sac en papier, sur un sol jonché de débris.
Regarde ce que tu fais, maintenant. Tu t’es déplacé de trente mètres sur la gauche par rapport à l’endroit où tu étais resté ces trois derniers jours. Tu as taillé une encoche en haut du mur. Tu as dû travailler tard, cette nuit, mais, une heure avant l’aube, j’ai éventé ta ruse. Bel effort, lapereau. J’ai failli m’y laisser prendre. J’ai cru un court instant que c’était ton jeu pour aujourd’hui, une épreuve que tu me faisais passer. Tu voulais savoir si j’avais mémorisé les détails du terrain ? Si je remarquerais un petit changement dans les contours de ta partie du parc ? Bien sûr, Lapin. Elémentaire. Cela figure dans les premières leçons que je donne à Gnössen. Tu oublies que je forme des hommes, comme toi. Et puis je me suis souvenu que je n’avais jamais vu d’homme comme toi. Ton savoir va bien au-delà des leçons, c’est ce qui fait ta renommée. C’est la raison pour laquelle on m’a fait venir de Berlin pour te tuer. Alors, j’ai regardé un peu plus loin que ta petite entaille. Est-ce un leurre ? Une ruse destinée à détourner mon attention ? J’ai la matinée devant moi, pourquoi ne pas la passer à réfléchir ? J’ai donc cherché. J’ai usé mes yeux, telles des piles bon marché, à examiner chaque centimètre de ton mur. Et il y a cinq minutes, j’ai trouvé, c’était là : pas tout à fait un reflet mais un miroitement, plus clair que le mur. Une teinte jaune, cuivre ou or, comme une alliance ancienne. À vingt mètres à droite de l’entaille, tu as creusé un ingénieux petit tunnel jaune au pied du mur. Est-ce une douille de mortier que tu as glissée dans le trou ? Comme c’est astucieux de ta part, Lapin. Tu as cru que je ne le verrais
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