La guerre des rats(1999)
faisaient en rentrant. Pendant tout le trajet, Nikki eut l’impression de monter un cheval connaissant le chemin de l’écurie. Il aurait pu fermer les yeux et aller droit du cadavre de Thorvald à son sac de couchage.
Il se réveilla et regarda sa montre. Onze heures passées, bientôt midi. Il traversa la rue pour se rendre aux bureaux d’Ostarhild, qu’il trouva déserts. La table du lieutenant était couverte de cartes, de transcriptions d’interrogatoires de prisonniers. Nikki s’assit dans le fauteuil d’Ostarhild et eut une autre image du jeune officier amical : celle d’un homme harcelé, accablé de soucis. Vu de derrière son bureau, le monde semblait vous cerner de toutes parts.
Mond farfouilla dans la paperasse. Sous la première couche de feuilles, un calendrier était ouvert à la date du jour, 19 novembre 1942. Ostarhild ou quelqu’un d’autre était passé ici ce matin et était reparti en toute hâte.
Tenaillé par la faim, Nikki chercha quelque chose à manger dans les tiroirs, se figea en entendant des pas dans le couloir. Il se redressa. Avant qu’il ait eu le temps d’arriver à la porte, un gradé entra. Nikki se mit au garde-à-vous.
L’officier, un homme mûr à lunettes au crâne dégarni, eut un geste de la main à la fois pour saluer Nikki et s’en débarrasser. Il alla au fauteuil d’un pas rapide, s’absorba dans les papiers.
— Mon capitaine…
Sans relever la tête, l’officier répondit :
— Oui, caporal ?
— Mon capitaine, savez-vous où se trouve le lieutenant Ostarhild ?
— Vous êtes un de ses observateurs ?
— Oui, mon capitaine. Caporal Mond, mon capitaine.
Cette fois, l’officier posa la feuille qu’il lisait et leva les yeux. Il avait le visage blanc et ridé comme une boule de papier froissé. Le fauteuil et le bureau lui faisaient apparemment le même effet qu’à Ostarhild.
— Votre lieutenant est en ce moment quelque part dans la steppe, caporal. Vaquez donc à vos occupations.
Mond ne bougea pas. Depuis la mort du colonel, il n’avait plus rien à faire. Il voulait rapporter à quelqu’un la fin de Thorvald, achever sa mission.
— Mon capitaine, je n’ai pas d’instructions. Je viens de…
— Caporal, coupa l’officier, je n’ai pas le temps de m’occuper de vous. Mais puisque vous faites partie de l’équipe d’Ostarhild, je vais vous donner des informations sur la situation. Au moins, vous ne les recevrez pas déformées, et vous pourrez peut-être contribuer à empêcher la panique de se répandre… (Les Russes, pensa aussitôt Nikki. Les voilà. C’est la fin.) À sept heures trente ce matin, d’importantes forces rouges ont contre-attaqué de Serafimovitch, au nord-ouest. Plusieurs milliers de pièces d’artillerie ont ouvert le feu sur la Troisième Armée roumaine. À huit heures cinquante, des vagues de blindés et de fantassins russes ont déferlé du brouillard. Les Roumains battent en retraite. Ostarhild est là-bas, il s’efforce d’estimer la gravité de la situation.
L’officier marqua une pause, comme s’il était à court d’informations. Nikki attendit la suite.
— On dirait que les rouges tentent de nous encercler.
— Oui, mon capitaine.
— Maintenant, vous en savez autant que moi, caporal. Rompez.
— Qu’est-ce que je dois faire, mon capitaine ?
Baissant la tête vers la paperasse, l’officier répondit d’une voix étranglée :
— Essaie de rester en vie, mon garçon. C’est tout ce que je peux te dire.
29
Assise dans le coin de Zaïtsev, Tania attendait que la fête commence.
Une douzaine de tireurs d’élite allaient et venaient dans la casemate. Ataï Tchebibouline apporta une caisse tintante de bouteilles et une pile de plaques de chocolat puis repartit humblement dans la nuit en chargeant Tania de féliciter le Lièvre pour lui.
— Il a été convoqué par Tchouikov, il sera ici d’un moment à l’autre, répéta Viktor. Touchez pas à la vodka.
Tania prit dans son sac à dos son carnet de tireur, dont la couverture noire cornée indiquait un fréquent usage. Il portait quarante-huit inscriptions.
Elle le feuilleta, s’arrêta à une page portant la signature du Lièvre, passa le pouce sur l’encre du nom, eut l’impression de caresser les mains de Zaïtsev. Nulle autre partie de son corps n’exprime aussi clairement sa force, pensa-t-elle. Ses yeux, parfois, oui, mais ils sont fermés quand nous faisons l’amour. Il dit qu’il a la force d’un ourson,
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