La guerre des rats(1999)
Lièvre est mort. Le colonel l’a amené à tirer le premier, puis il l’a puni en le tuant. Qui tire maintenant ? Thorvald a raté la cible ? Non. Thorvald a touché quelqu’un quand il a tiré, c’est sûr. Il ne manque jamais son coup. Ce doit être l’assistant du Lièvre, oui, c’est ça, il tire n’importe où dans un accès de rage vengeresse, la joue éclaboussée par la cervelle du Lièvre, le Lièvre mort à côté de lui.
Nikki eut envie de crier dans la cachette de Thorvald : « Vous l’avez eu, colonel ! On rentre à la maison, maintenant ? Il reste combien de sandwiches ? Allez, on les mange tous ! »
Il tourna le dos au mur, ramena ses genoux contre sa poitrine et contempla les bâtiments mutilés et muets de l’autre côté du boulevard. Le soleil brillait sur leurs visages vides. C’est triste, ces carcasses géantes, ces vestiges de vie qui n’arrivent pas à s’écrouler, pensa-t-il. Mortes, elles tiennent encore. J’aimerais savoir en faire autant : mourir et rester debout. Cela rend peut-être la mort plus facile. Bâtisses, est-ce qu’il vous reste assez de vie pour me dire ce que vous avez vu et entendu ? Thorvald a descendu le Lièvre ? Moi, je suis tout petit, tapi derrière un mur. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
Les fenêtres noires des immeubles ressemblaient à des urubus alignés sur une branche. Elles se refusaient à cligner pour donner un indice à Nikki et lui faire comprendre qui avait survécu, du Lièvre ou du colonel.
Il se laissa glisser dans le puits du sommeil. Je ne peux rien faire, pensa-t-il. Je ne peux pas appeler le colonel, il a horreur d’être dérangé. Il ne m’adresse pas la parole de la journée, il est comme ça. Il est probablement en train de faire un somme. Fini pour aujourd’hui. Pour plus longtemps, peut-être.
Le soleil de novembre perçait l’air froid. Ne bouge pas, se dit Nikki. Reste blotti derrière ce mur, à l’abri du vent. Les pierres se réchaufferont dans la journée. Il enleva ses gants, déballa un sandwich.
Le temps, pensa-t-il. Le temps a une pesanteur qu’on peut sentir quand on n’a rien d’autre à faire qu’attendre, quand il presse vos épaules comme un joug.
L’esprit de Mond tourna follement pendant une heure ; le soleil s’abaissa derrière l’horizon. Autour du caporal, rien ne troublait le silence.
La cachette de Thorvald est l’endroit le plus sombre, le plus silencieux au monde, pensa Nikki. Qu’est-ce qu’il fait là-dedans ? Il dort ? Dois-je le réveiller ? Le colonel a peut-être trouvé un autre stratagème pour pincer le Lièvre cette nuit. Oui, quelque chose pour le surprendre. Thorvald a déjoué un piège russe qui devait se refermer sur lui cette nuit, et il se tient en embuscade. C’est pour ça que nous sommes encore là. Mais il n’a jamais opéré après le coucher du soleil ; nous avons toujours quitté le parc à la tombée de la nuit. La température a chuté, et je sais qu’il déteste le froid. Il grommelle comme une vieille femme quand il a froid. Qu’est-ce qu’il fait ?
Nikki tapa ses bottes contre le sol pour réveiller ses talons, roula sur le flanc et se recroquevilla sur lui-même.
L’après-midi avait été ensoleillé, presque agréable là où Nikki était posté, face au jour. Aspirée par la nuit, la chaleur quittait maintenant les pierres du mur et le sol sur lequel il était couché. Il y aurait du brouillard le lendemain. À la ferme de son père, le brouillard tombait souvent après une nuit froide, étoilée. Vais-je rentrer au pays ? se demanda-t-il. Deux mille kilomètres m’en séparent. Brouillard, viens me chercher en Russie, demain matin. Enveloppe-moi et je quitterai Stalingrad sous ta protection. Personne ne me verra. Malgré le brouillard, je saurai trouver la rivière qui longe notre domaine. Quand on la suit, on la voit s’élargir vers l’est pour se jeter dans l’Elbe. Elle coule entre des collines basses qui roulent comme de l’herbe sur de jeunes os. Je réussirai à la sauter, cette fois. Je suis plus âgé. Avant de partir pour l’armée, j’y étais tombé à genoux. Maintenant, je la franchirai d’un bond, même avec un sac sur le dos. Le chien essaiera lui aussi, mais il n’y arrive jamais. Il barbotera, remontera de l’autre côté et s’ébrouera. Il courra devant, effrayant les vaches, annonçant mon retour. Je surgirai du brouillard. Les aboiements du chien couvriront le bruit de mes pas, de sorte que mon père
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