La guerre des rats(1999)
il faudra tuer.
Oublie la Floride, l’Amérique.
La haine l’avait de nouveau prise en embuscade. Elle est si forte en moi, se dit Tania, étonnée de la rapidité avec laquelle elle avait refait surface. La partie de moi qui n’est pas haine est plus mince que ma peau. Oh ! Vasha, je voudrais… Mais je ne suis plus que haine. À chaque pas que nous faisons sur la glace, à chaque crissement de mes bottes, j’entends les fusils, je vois les corps sursauter et tomber, s’amonceler. Ne cesseront-ils jamais de tomber ?
La Kazakh trébucha devant elle et le bruit de sa chute provoqua chez Tania une réaction de colère.
— Relève-toi, bougonna-t-elle.
La jovialité et la tendresse qu’elle avait partagées moins d’une heure auparavant dans l’abri avec Zaïtsev s’étaient dissoutes. Mais le son de sa propre voix brisa l’envoûtement de la haine comme le claquement de doigt d’un hypnotiseur. Son accès d’humeur contre Mogileva ramena Tania à sa mission, au froid de la nuit, au fusil et aux sacs de dynamite accrochés à ses épaules, à la file de tireurs d’élite marchant devant elle.
Avance, s’ordonna-t-elle, ne pense à rien. Suis le grand type qui est devant toi. Vasha ouvre la marche. Vasha s’occupera de tout. Il te montrera les Allemands et te laissera les tuer. Ce soir et demain. Suis-le, reste près de lui. Tout ce qui n’est pas la guerre et la haine attendra. Reste près de Vasha.
L’idée de sa proximité émut Tania. Au fond d’elle-même, au centre de la dureté de sa souffrance, un sentiment voletait comme un oiseau-mouche dans sa poitrine. Tu vis, Tania, disait-il. Tu bouges, tu aimes. Efforce-toi simplement de rester en vie.
En cet instant suspendu, elle sentit la chaude pulsation d’un cœur que la haine n’avait pas endurci.
Dix mètres devant elle, Mogileva glissa de nouveau, bascula en avant. Jaillissant sous les bottes de la Kazakh, comme une fusée, une lumière orange explosa. Une gerbe de sable et de glace s’éleva du sol. Tania s’immobilisa, se demanda, au moment même où l’éclat de la mine s’enfonçait dans son ventre, si elle n’avait pas trouvé l’amour trop tard.
Elle tomba sur le dos, les bras ouverts comme en signe de bienvenue. Un poids pressant sa poitrine et son abdomen la clouait au sol. Une flamme bleue semblable à un chalumeau de soudeur brûlait dans ses yeux. Elle ne sentait rien. Puis son pouls se mit à galoper et quelque chose coula de son ventre, une chaleur de plus en plus forte. Comme si quelqu’un avait laissé une porte ouverte.
Lentement le poids s’éleva, la libéra. Elle tourna la tête pour voir Jakobsin. Le devant de la tenue blanche du Lituanien était noirci, déchiré ; de la fumée montait de son visage et de son torse en lambeaux.
Des mains passèrent sous les épaules de Tania, soulevèrent sa tête. Elle lutta pour empêcher ses yeux de se révulser. La chaleur qui s’écoulait de son ventre l’appelait à sortir elle aussi, à franchir cette porte ouverte. Non, pensa-t-elle. Laisse-moi rester encore un peu.
Elle entendit la voix de Vassili Zaïtsev, mais ne parvint pas à se libérer d’elle-même pour comprendre ce qu’il disait. Il avait glissé ses mains sous la tête de Tania, mais elles n’étaient pas assez fortes, semblait-il, pour faire cesser le roulement de ses yeux. Où est-il ? se demanda- t -elle. Il est tout autour de moi.
Une flèche de souffrance monta de son ventre vers sa gorge. Quand Tania ouvrit la bouche pour la cracher, une encre chaude sortit en murmurant avec son haleine, coula sur ses joues.
Elle ne pouvait bouger, bien qu’une tempête confuse fît tournoyer sa tête. Elle ferma les yeux pour l’arrêter. C’est trop, pensa-t-elle. Il se passe trop de choses. Est-ce que ce sont bien les mains de Vasha ? Où est-il ?
Le sol disparut sous elle. On la tourna sur le côté ; sa tête et son bras droit pendirent au-dessus de la glace. Remettez-moi sur le dos, supplia-t-elle en silence. C’était chaud et calme, et je n’ai senti la douleur qu’une fois.
Tania prit conscience d’une pression contre son ventre. Quelque chose empêchait maintenant la chaleur de se répandre hors d’elle. Il n’y avait plus que la souffrance, la piqûre d’un millier de lames s’enfonçant profondément en elle, transperçant sa colonne vertébrale, ressortant dans la nuit comme la lueur d’une flamme. Elle brûlait. La douleur la frappait du pied en cadence, comme un martèlement
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