La guerre des rats(1999)
fit-elle, incrédule.
Pendant qu’elle rampait avec les lièvres, Fedya avait rôdé dans le noir avec Medvedev ? Elle ravala l’histoire de sa mission de la veille et, de la main, invita Fedya à raconter la sienne.
— Medvedev pense que, comme je suis le seul nouveau du groupe, il peut tout m’apprendre depuis le début, je n’aurai pas de mauvaises habitudes à perdre. À minuit, nous avons suivi les tranchées jusqu’au ravin Dolgi. Sur la crête, un mitrailleur allemand tirait sur les blessés qu’on évacuait vers le fleuve. L’adjudant m’a laissé le descendre.
Tania se pencha en avant.
— Comme ça ? Et tu l’as eu ?
Le poète moscovite avait tué son premier ennemi et, le lendemain matin, les mots lui manquaient pour narrer son exploit. Tania était médusée : elle aurait cru que ce baptême du feu aurait bouleversé Fedya. Agitant une main en l’air, il reprit :
— Je ne sais pas… C’était… Il mitraillait les blessés et les infirmières. J’étais furieux. Je n’ai pas eu de problème pour lui tirer dessus. J’ai simplement…
Il se tut, baissa les yeux vers ses pieds. Au bout d’un moment, il modifia la position de son fusil sur ses cuisses.
— Oui, je l’ai abattu, dit-il, regardant Tania dans les yeux.
Il prit dans une de ses poches un carnet noir tout neuf, montra la première page à la jeune femme.
— Voilà : « 26 octobre 1942. 2 h 15. Un mitrailleur. Trois cents mètres. Coup à la poitrine. Ravin Dolgi. Témoin : V. Medvedev… »
Tania feuilleta les pages vierges. Pour chacune d’elles une vie. Un Allemand mort. Un « bâton » brisé. Je veux mon propre carnet, pensa-t-elle avec envie. Je remplirai cinquante de ces pages.
Fedya rangea le carnet.
— J’ai appris votre raid contre l’entrepôt frigorifique, cette nuit. Medvedev et moi avons entendu l’explosion. C’était quelque chose.
Il attendit qu’elle parle mais, comme elle restait silencieuse, il ajouta :
— J’avais parié avec moi-même que tu étais dans le coup.
Elle hocha la tête, confirma :
— C’était quelque chose, oui.
Lorsqu’il voulut lui prendre la main, elle croisa vivement les bras sur sa poitrine, regarda autour d’elle. Certains soldats allaient et venaient, d’autres bavardaient, assis en groupes, d’autres encore examinaient leur arme. Tremblant presque, elle secoua la tête.
— Ça va ? s’enquit-il, laissant retomber sa main.
— Oui.
Elle se leva, se pencha vers lui.
— Ne me touche jamais devant les autres. Jamais.
— Je suis désolé.
Elle se tourna à demi, s’arrêta, murmura d’un ton furieux :
— Je dois être aussi bonne que les autres. Meilleure, même. Et je ne veux pas qu’ils me considèrent comme une femme. Je ne veux pas devenir infirmière, ou opératrice radio dans un bunker. C’est ce qui m’arrivera si on me voit te tenir la main. Il y a un temps et un lieu pour tout. Mais jamais avant que je te le dise. Tu comprends ?
Tania scruta le visage de Fedya en espérant y déceler une expression vexée. Elle ne vit que de la sollicitude.
Qu’est-ce que j’ai fait ? s’alarma-t-elle. Ce garçon est amoureux de moi.
— Je voulais simplement m’assurer que tu allais bien, se défendit-il, se levant lui aussi. (Il passa son fusil à l’épaule, se tourna pour rejoindre les ours.) Et non, je ne comprends pas.
Elle le rappela.
— Fedya ?
— Oui ?
— Tu as révélé à quelqu’un que je suis américaine ?
— Non. Tu sais pourquoi ?
Il revint auprès d’elle, tout près, et elle sentit la chaleur que sa large poitrine irradiait. Tuer ne l’avait pas rendu plus froid mais l’avait embrasé. Le poète, le garçon apeuré, s’enflammait avec un fusil dans les mains.
— Parce que si je le faisais, articulat-il avec lenteur, ils te traiteraient différemment. Ils te protégeraient et t’exhiberaient comme un cheval de cirque. J’ai assez de bon sens pour le savoir, Tania. Tu peux me croire.
Il pivota sur les talons et s’éloigna, le fusil pendant à l’une de ses grosses pattes.
Au bout d’une demi-heure, Zaïtsev et Medvedev renvoyèrent tous les soldats derrière les caisses et les tonneaux. Les cercles intermédiaires représentaient un coup à la tête à trois cents mètres. Le cercle le plus petit représentait aussi un coup à la tête, mais à quatre cent cinquante mètres, la distance maximum à laquelle ils opéreraient. Ils pouvaient tirer sur ces cibles à volonté.
— Allez-y, dit Medvedev, qui
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