La guerre des rats(1999)
lendemain.
Zaïtsev se tourna vers Tania. Depuis l’erreur coûteuse qu’elle avait commise deux semaines plus tôt, il gardait ses distances avec elle. Il s’adressait rarement à elle, lui communiquait ses instructions par l’intermédiaire de Shaïkine. Pendant la première semaine, elle fut autorisée uniquement à repérer des cibles pour Shaïkine, puis Zaïtsev lui accorda la permission de tirer. Elle s’était fixé pour objectif d’acquérir la patience de Shaïkine dans la chasse, de mieux contrôler ses colères quand elle avait un nazi dans sa ligne de mire. Elle y était parvenue, avec des résultats mortellement satisfaisants.
Tania repensait sans cesse au jour où Fedya avait été tué. Elle savait qu’elle s’était couverte de honte. Après le tragique incident, un froid glacial s’était installé entre elle et Zaïtsev. Elle se tenait maintenant devant lui, regardait son visage plat, ses mains, son corps, et avait envie qu’il l’appelle de nouveau « Résistante », qu’il examine son carnet et constate qu’elle se maîtrisait à présent, qu’elle était devenue un bon élément. Elle avait envie de boire à nouveau de la vodka avec lui dans les tranchées, de chasser avec lui, d’être auprès de lui à l’aurore, d’être dans ses yeux.
— Soldat Tchernova, lui dit-il, tu prendras la place de Sidorov. Il opérait avec Redinov, Megoline et Dyenski. Tu connais le secteur ?
— Oui, camarade adjudant.
C’était le moment vers lequel tous ses efforts avaient tendu, qu’elle avait construit pièce à pièce dans son cœur, comme un puzzle. Zaïtsev lui confiait le secteur 6. La période de mise à l’épreuve était terminée. La considérant d’un air sévère, il poursuivit :
— Y a plusieurs tireurs d’élite allemands dans ce secteur. C’est chaud, le Mamayev Kourgan…
— C’est chaud depuis des semaines, précisa Shaïkine. Tania a affronté en duel une douzaine de tireurs allemands. Ils sont tous dans son carnet, avec ma signature.
Zaïtsev sourit, le premier sourire qu’il adressait à Tania depuis trop longtemps. Appelle-moi « Résistante », souhaita-t-elle intérieurement, mais il n’en fit rien. Le Lièvre demanda à Shaïkine de se débrouiller pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il puisse lui affecter un tireur pour remplacer Tchernova dans le secteur 5.
— Plutôt deux, réclama Shaïkine en donnant un coup de coude à Tania.
Elle toucha le bras de son ami pour le remercier de sa confiance. Un beuglement retentit à l’extérieur :
— Balles et bortsch !
La couverture s’écarta ; un vent glacial pénétra dans l’abri à la suite du large dos d’Ataï Tchebibouline, vieux et robuste Bachkir du village de Chichma, en Turkménie. Ataï était le courrier de l’unité des tireurs d’élite, l’homme qui leur apportait munitions et vivres.
Tania l’avait rarement entendu parler sinon pour annoncer son arrivée par sa formule rituelle, « Balles et bortsch », puis repartir sur un « Merchi » à l’accent turkmène. La semaine précédente, cependant, Ataï était venu plus tôt que d’habitude et avait trouvé Tania seule dans l’abri. Elle lui avait parlé. Il lui avait raconté qu’il était musulman, que son fils Sakaïka était mort à Stalingrad.
Tchebibouline s’agenouilla, fit glisser de son dos la bandoulière attachée à un grand bidon de soupe. Après avoir posé le récipient au centre de la pièce, il tira d’un sac de jute une douzaine de boîtes de cartouches. Dans la poche de sa capote, il puisa une bouteille de vodka, la tendit à Tchekov, qui se jeta dessus.
Tania était toujours étonnée de la capacité du Bachkir à leur apporter chaque soir de quoi manger. Il n’arrivait jamais les mains vides mais grognait toujours sous le poids des munitions et des rations. Lui-même ne portait ni fusil ni grenades ; toute sa force, il l’utilisait pour fournir aux tireurs d’élite ce dont ils avaient besoin. Si Ataï avait fait partie de l’unité, il aurait sûrement été un ours, songea Tania. Il en avait la puissance et la placidité.
Tchekov porta la bouteille à sa bouche comme un avaleur de sabre. Après quelques gorgées, il s’exclama :
— Hé, bourricot, c’est pas encore du bortsch, j’espère ? J’ai horreur de la soupe froide. Elle était froide, hier soir.
Ataï tourna le dos à Tchekov, qui inclina de nouveau la bouteille. Zaïtsev s’approcha du soldat, lui réclama la vodka.
—
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