La lanterne des morts
flambant neufs, coulés un à un par l’audacieux capitaine français? Comble de l’humiliation, il se trouvait même des officiers de la Navy pour admirer cet homme, ses capacités manœuvrières, l’incroyable rapidité des tirs de ses batteries, la vitesse étourdissante de sa frégate, la sophistication extrême de son «arme secrète»…
Ajoutant à cela, Valencey d’Adana, disgracié par son roi – et même George III reconnaissait que c’était là faire montre d’une grande ingratitude –, avait décidé de «se nourrir sur la marine anglaise», ignorant tout unilatéralement la fin de la guerre…
Dans toutes les marines du monde, il se trouvait de ses admirateurs et de ses complices. Sans parler de la marine française, entièrement dévouée à son héros, et de tous les anciens soldats du corps expéditionnaire lesquels, entre eux, s’appelaient «les Américains».
Dawson n’ignorait rien de tout cela, se trouvant chargé d’une double mission. La première consistait à éclaircir les étranges relations de Valencey d’Adana avec le pouvoir révolutionnaire et cette tâche, le maître-espion savait pouvoir en venir à bout.
La seconde paraissait plus facile encore: dès qu’il mettrait le pied sur le sol de France, le prince devait être exécuté.
Or, celui-ci se trouvait en France, en cette vaste région appelée Vendée: un renseignement acheté fort cher. Il ne saurait certes pas être question de chercher Valencey d’Adana en Vendée où les suspects étaient exécutés au bord des chemins et sans procès par l’un et l’autre camp, mais simplement de faire marcher son cerveau. Valencey d’Adana était-il en mission secrète?… Exact! Pour le compte de qui?… La Convention, et plus exactement le Comité de salut public! Où siégeait celui-ci?… À Paris. Donc, Valencey d’Adana y viendrait fatalement pour rendre compte.
Il faudrait immédiatement le tuer.
Dawson acheva sa bière et se leva. Il sortit. Cette triste soirée d’hiver avait gangrené son âme en cet instant de grand désarroi. Il décida d’aller dîner, de s’ouvrir l’appétit avec des jambons et des pâtés puis de poursuivre par un canard rôti. Il connaissait une bonne adresse, on y servait du «pain mouton», un de ces délices français à la fleur de farine pétrie au beurre et saupoudrée de grains. Le tout arrosé d’un petit vin d’Orléans. Il en achèverait avec une compote de pommes aux pruneaux et un ou deux cognacs.
Il tombait dans la rue une pluie fine et glacée et il comprit que se restaurer ne suffirait pas à dissiper sa tristesse. Il connaissait fort heureusement une très jeune coiffeuse qui ne dédaignait point de se constituer un petit magot en ne se montrant guère farouche avec lui.
Il sourit: servir Sa Majesté comportait de bons moments, surtout lorsqu’il vous est loisible de dépenser sans compter ni rien justifier.
Une seule ombre au tableau: bien qu’il fût expert, et le meilleur, et bien qu’il ne fût jamais parvenu à rien surprendre, il éprouvait la très pénible impression d’être l’objet d’une fort discrète surveillance.
Il haussa les épaules: pareille chose était impossible, sauf à admettre que le plus grand agent du plus grand service d’espionnage du monde avait trouvé son maître.
– So impossible!… Absolutely impossible!… murmura-t-il.
Il est probable, cependant, que Pierre-François Gréville, général et chef de la police secrète française, aurait beaucoup apprécié l’avis de M. Dawson: il adorait l’humour anglais.
14
Le Comité de salut public avait été installé aux Tuileries, dans le ci-devant pavillon de Flore devenu pavillon de l’Égalité.
Trois hommes se tenaient dans un petit bureau: Robespierre, tyran pour les uns, dirigeant suprême et éclairé de la République pour les autres; Jean Bon Saint-André, responsable de la marine au Comité de salut public en poste depuis juillet 1793 et enfin Pierre-François Gréville, le policier le plus mystérieux de France. En réalité, s’il ne dépendait que de Robespierre et était le chef discret et tout-puissant de la police secrète de la République, le général Gréville n’apparaissait pour l’administration, à sa demande, que comme un officier au grade inconnu relevant du «bureau de police générale» en formation mais déjà aux ordres de Saint-Just, c’est-à-dire de Robespierre.
Nommé, cette fois plus ostensiblement, général de la garde
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