La Marque du Temple
bord de la nef, puis malencontreusement ou volontairement versée dans le baril d’eau douce ou sur les aliments.
— Par qui ? rétorqua le baron, agacé par nos tergiversations.
— Je crains que ces dramatiques événements ne soient point le fruit amer de la Providence, mais celui du Diable. J’y vois le bras armé de la secte renaissante des Hachichiyyins ! Ceux que nos ancêtres, les croisés, nommaient les Assassins ! Les Mongols ont tenté l’éradication de cette secte au cours du siècle dernier, déclara Foulques de Montfort, avec cet air qui plaît à qui croit détenir la vérité.
— Les Hachichiyyins ? Cette secte qui mâchait cette plante hallucinogène, le hachisch ? s’étonna le baron.
— J’ai ouï dire par le roi Hugues de Lusignan que ces Ismaéliens d’origine syrienne avaient repris le flambeau du Vieux de la Montagne. Ce dernier ne fut-il pas l’organisateur de l’assassinat de mon aïeul, le comte Philippe de Montfort, à la fin du siècle dernier ? Leur secte n’était-elle pas composée de membres inspirés par le Diable au point de se précipiter pardessus les remparts sur l’injonction de leur chef ? Aux seules fins de montrer aux chrétiens la dévotion absolue que ses membres portaient au maître de leur confrérie ?
« Le roi Louis n’avait-il pas lui-même tenté plusieurs ambassades auprès du Vieux de la Montagne, lors du huitième pèlerinage de la Croix ? Pour obtenir qu’ils n’interviennent pas dans les affaires du royaume de Jérusalem ?
« Ces gens, ces fous d’Allah enivrés par le hachisch, sont aussi changeants que vent qui tourne. Sous prétexte de foi, ils sont prêts à tous les sacrifices et se vendent au plus offrant !
— Pardonnez, messire Foulques, mais je ne vois pas le rapport entre les Hachichiyyins et la propagation du Mal noir, s’exclama le baron de Beynac. Vos équipages n’étaient-ils point génois ?
— Certes, messire, pour la plupart. Mais quelques matelots étaient de religion d’Allah. N’est-il pas vrai, messire Bertrand ?
— Oui. Nous l’avons su, non point à leur teint sombre : le cuir de tous les membres de l’équipage était brûlé par le sel et par le soleil. Nous l’avons découvert lorsque nous vîmes deux d’entre eux se prosterner, agenouillés sur le pont et cul en l’air, face à la cité de la Mecque, à l’heure de leur prière. Mais à l’heure qu’il est, ils ont rejoint le paradis de leur dieu : ils furent parmi les premiers à être emportés par le Mal noir.
— Soit, mais pour quelles raisons les Assassins auraient-ils ourdi telle action ? s’étonna le baron.
— Ainsi que je le disais, cette secte se vend au plus offrant. D’aucuns partis turcs, égyptiens, syriens ou mameluks ne souhaitent-ils pas se venger des chrétiens pour avoir envahi le royaume de Jérusalem lors des neuf pèlerinages de la Croix ? Et massacré leurs coreligionnaires ? » renchérit Foulques de Montfort, de plus en plus convaincu du bien-fondé de ce qui n’était alors que simple supposition, selon moi.
Et pourquoi ne pas y voir alors la main du sultan de Bagdad ? Ou celle du khalife de Grenade ? Ou mieux, celle des Sarrasins almoravides, ces moines soldats, appelés jadis en renfort par les princes maures d’Espagne après la prise de la cité de Tolède ? pensai-je.
N’avaient-ils pas, dans le passé, fait preuve d’une haine farouche envers les chrétiens en exterminant les troupes du très catholique roi de Castille, Alphonse, sixième du nom, à la bataille de Zalacca ? Ne sont-ils point encore solidement retranchés dans le sud de l’Espagne ? N’envisageraient-ils pas leur propre reconquista contre les Infidèles ?
Le pape Alexandre, deuxième du nom, n’avait-il pas accordé, dès la deuxième moitié du onzième siècle, l’indulgence plénière à tous les chrétiens qui participeraient à des pèlerinages armés contre les Infidèles ? Il ne fallait peut-être point s’égarer en de telles conjectures. Il était vrai cependant que, depuis les premiers pèlerinages de la Croix, une véritable guerre de religion entre l’Orient et l’Occident avait ressurgi.
Les fruits de cette opposition théologique, spirituelle et militaire avaient engendré dans les deux camps des factions rivales plus nombreuses que les châtaignes à l’automne. Elles avaient moult grands intérêts à s’affaiblir mutuellement, voire à s’exterminer. Par n’importe
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