La nuit de l'ile d'Aix
se retourna et sourit à Besson.
— Entrez, lieutenant, je ne vous ai jamais vu ?
— Non, sire, mais moi je vous ai vu souvent. À Borodino j’étais à trente mètres de Votre Majesté. Et vous m’avez fait nommer...
— Je sais, dit l’Empereur, le commandant de la canonnière 87, n’est-ce pas ?
Et devant la confusion de Besson :
— J’aurais mieux fait de vous nommer commandant de la Saale...
Il s’abandonnait à son tic familier, il pinçait l’oreille du jeune homme.
— Asseyez-vous et exposez-moi votre projet. Je vous écoute.
— Sire, le navire que je vous propose s’appelle le Magdalena. Il a été construit à Kiel en 1812, et bat pavillon danois. Il jauge cinquante tonneaux. Il a été armé pour agir contre les croiseurs anglais dans la Baltique. Il y a deux consignations, l’une pour Kiel, l’autre pour New York, pour les cargaisons d’eau-de-vie. Dans la cale, qui est une sorte de bateau-citerne, j’ai aménagé des tierçons de cognac. Deux grandes cuves vides de plus de cinq mètres de haut. Je les ai fait garnir d’un épais capiton pour pouvoir, en cas de perquisition, y cacher cinq personnes à l’aise.
— Qu’entendez-vous par « à l’aise » ?
— Assises... ou couchées. Sous la cheminée anglaise de ma cabine j’ai fait ouvrir une trappe qui communique avec les cuves. L’air frais est amené par des tuyaux cloués et invisibles, qui débouchent sous ma couchette. Chaque cuve est munie de vivres pour cinq jours.
— Où est votre navire ?
— Pour ne pas attirer l’attention j’ai mouillé d’abord à l’île de Ré. Si Votre Majesté m’en donne l’ordre, je vais jeter l’ancre devant l’île d’Aix. En moins de deux heures le yacht sera sous ses voiles, sortira du pertuis breton et cinglera vers Noirmoutier, Ouessant et la haute mer. C’est le meilleur itinéraire connu.
— Vous pensez pouvoir déjouer la surveillance des Anglais ?
— Sire, il est pratiquement impossible d’échouer.
— Comment cela ?
— Les Anglais sont embusqués devant la Gironde à l’entrée du pertuis d’Antioche. C’est-à-dire de l’autre côté.
— Mais s’ils font mouvement...
— Sire, je peux vous garantir...
— C’est bien, lieutenant, j’ai confiance en vous.
Ce matin du 7 juillet une délégation de la Chambre des représentants effectua une démarche pressante auprès de Lazare Carnot et le prévint qu’une mise en accusation serait déposée le soir même contre Fouché « dût-il porter sa tête sur l’échafaud ».
Quand on rapporta cette menace à Fouché, il interrompit sa séance de pose devant le peintre de la cour et, désignant l’ébauche du portrait :
— Vous savez, ce portrait sera offert après ma mort aux musées nationaux. En attendant, c’est mon cadeau de mariage pour Mlle de Castellane. Je compte me marier avec ma bague au doigt et ma tête sur mes épaules. Ma mise en accusation sera examinée par le ministre de la Justice de Louis XVIII, c’est donc moi qui instruirai ce procès... Les imbéciles...
Et il reprit sa pose roide et solennelle ; le regard hautain, le rictus figé et sa main sur le pommeau d’argent de la canne d’apparat.
Le corps d’armée du général von Zielten a pénétré dans Paris par la barrière de la Cunette. Les casques prussiens resplendissent au soleil, les fifres scandent la marche pesante des grenadiers de Frédéric. Les soldats sont déployés en ordre de bataille par échelons tactiques, les canons des fusils tendus et les mèches allumées. Des gamins courent et crient sur le flanc des colonnes.
Paris regarde une fois encore l’Histoire battre son pavé.
La Chambre, fidèle à son serment, siégeait en permanence et Manuel s’agitait à la tribune : « Les droits sacrés du Parlement..., la Représentation de la Nation..., l’union de tous les Français... »
Il interrompit son homélie et tendit l’oreille. De la fenêtre grande ouverte on entendait monter dans le lointain des bruits de bottes. Ces bottes se rapprochaient insensiblement. Les députés se regardaient pétrifiés. Et Manuel, blême, la voix étranglée, les mains agrippées à la tribune, entonnait un dernier hymne dérisoire à cette liberté qui allait être confisquée par ceux qu’il avait lui-même appelés.
— Quant à nous, nous devons compte à la Patrie de tous nos instants. Disons comme cet orateur célèbre dont la parole
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