La Papesse Jeanne
pan du rempart. La chose s’était faite sans
difficulté : quelques-uns de ses hommes de main s’étaient nuitamment
introduits sur le chantier pour saper les fondations du mur. Hélas, l’accident
n’avait pas eu le retentissement escompté. À l’évidence, il fallait prendre des
mesures plus énergiques et susciter un désastre de proportions suffisantes pour
interrompre l’ensemble du projet, et ce une bonne fois pour toutes.
L’esprit d’Anastase
jouait depuis quelque temps déjà avec des idées de cet ordre. Il devait trouver
au plus tôt une façon de frapper. Cette fois encore, ses méditations étant
demeurées stériles, il sentit gonfler au creux de sa gorge une vague de frustration.
Si seulement il disposait d’une main de Titan pour arracher d’un seul geste le
mur à ses fondations et le jeter tout entier dans les flammes de l’enfer !
Les flammes de l’enfer...
Anastase se
raidit, le regard illuminé par une idée.
Jeanne mit
quelque temps à s’éveiller ce matin-là. Ses yeux hébétés errèrent un long
moment sur la configuration inconnue des poutres du plafond. Tout à coup, la
mémoire lui revint : elle n’était plus dans un dortoir, mais dans ses
appartements privés – un privilège dû à son haut rang de nomenclator.
Gerold disposait lui aussi d’appartements au Latran, mais il n’y avait plus
dormi depuis plusieurs semaines, préférant être hébergé à la Schola Francorum,
en plein Borgo, afin d’être au plus près du chantier.
Jeanne ne le
voyait plus guère qu’à distance, chevauchant entre les échafaudages ou en
grande discussion avec quelque maître d’œuvre, penché sur un plan. Leurs
échanges se bornaient à de brefs regards. Et pourtant, le cœur de Jeanne
bondissait chaque fois qu’elle l’apercevait. Ce corps de femme est un
traître, se disait-elle. Avec effort, elle concentra son attention sur les
tâches et les devoirs qui l’attendaient.
La clarté de l’aube
s’insinuait déjà par la fenêtre. Elle sursauta, s’apercevant qu’elle avait trop
dormi. Elle devrait se hâter pour ne pas être en retard à sa réunion avec le
patron de l’hospice Saint-Michel.
En se levant d’un
bond, elle s’aperçut que la lumière qui pénétrait dans sa chambre ne pouvait
être celle de l’aube, car la fenêtre donnait sur l’ouest.
Elle y courut.
Par-delà la forme noire de la colline du Palatin, à l’autre bout de la ville,
plusieurs langues de lumière orangée s’étiraient dans le ciel sans lune.
Des flammes.
Elles venaient du Borgo.
Sans prendre le
temps d’enfiler ses sandales, Jeanne s’élança dans la galerie.
— Au feu !
Au feu ! cria-t-elle. Au feu !
Au fil des
secondes, plusieurs portes s’ouvrirent sur des visages ahuris. Arighis vint
vers elle, les yeux gonflés de sommeil.
— Que se
passe-t-il ? bougonna-t-il.
— Le Borgo
brûle !
— Deus,
juva nos ! lâcha le vice-dominus en se
signant. Je vais réveiller Sa Sainteté !
Et il s’éloigna
sans perdre un instant en direction de la chambre papale. Jeanne dévala le
grand escalier et franchit les portes du palais. Malgré les nombreux oratoires,
monastères et presbytères qui cernaient le Latran, elle n’eut aucune peine à
comprendre que l’incendie était en plein essor : le ciel tout entier était
maintenant envahi d’un sinistre flamboiement.
D’autres la
rejoignirent. Ils tombèrent à genoux, gémissant et implorant la clémence de
Dieu et de saint Pierre. Le pape Léon parut enfin, tête nue et vêtu d’une
simple tunique.
— Convoque
la garde, ordonna-t-il à un chambellan. Réveille les palefreniers, et dis-leur
d’apprêter sur-le-champ toutes les montures disponibles.
On amena les
chevaux, fort irrités d’avoir été arrachés au confort de l’écurie à pareille
heure. Léon enfourcha le premier de la file sous le regard médusé d’Arighis.
— Vous...
vous n’avez pas l’intention de vous rendre sur place, Votre Sainteté ?
demanda le vice-dominus.
— Si fait,
répondit Léon, empoignant les rênes.
— Votre
Sainteté, je proteste ! C’est trop dangereux. Ne serait-il pas plus sage
que vous restiez pour dire une messe ?
— On prie
aussi bien à l’air libre, Arighis. Écarte-toi !
Le vice-dominus s’exécuta
à contrecœur. Léon éperonna son cheval et s’élança dans la rue sombre, presque
aussitôt suivi de Jeanne et de plusieurs dizaines de cavaliers. Avec une
grimace de dépit, Arighis
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