La pique du jour
l’invitai à nous y joindre, condescension dont il me mercia avec une
abondance de phrases et de formules auxquelles aucun courtisan français,
parlant à son roi, n’eût pu atteindre.
Nos viandes nous étaient servies par nos pages, et après que
de son petit œil si parlant, Vincenti m’eut demandé s’il pouvait devant eux
s’exprimer sans déguisure, il me dit :
— Signor Marchese, Son Éminence me prie de
vous faire part d’une nouvelle de grande conséquence : le pape vient de
dépêcher à Madrid en ambassade extraordinaire son neveu Giovanni Francesco
Aldobrandini.
— Et, dis-je, l’oreille fort redressée, sait-on quel
est l’objet de cette ambassade ?
— La diplomatie du Vatican étant secrète, dit Vincenti
avec un sourire entendu, c’est l’affaire de conjectures. Je mets un
« s » à conjectures.
— Et quelles sont-elles ?
— Signor Marchese, il y a soixante-dix cardinaux
à Rome, et si vous deviez les interroger tous, et à supposer qu’ils vous
répondent, vous obtiendriez des réponses bien différentes.
— Ha, Signor Vincenti ! dis-je en souriant,
ramentez-vous, je vous prie, que le ciel a imparti aux Français moins de
finesse qu’aux Italiens.
— Signor Marchese, dit Vincenti avec un salut, à
en juger par vous-même et M. de La Surie, je ne peux que je ne
le décroie. Mais j’abrège…
— Et plaise à vous d’être assez bon pour simplifier
aussi, dit La Surie.
— Je vais l’attenter pour vous plaire, dit Vincenti
avec un nouveau petit salut et à moi-même et à La Surie. Bene. La
conjecture la plus souvent retenue – et se peut, celle que les
indiscrétions du Vatican ont voulu favoriser – est que Giovanni Francesco
va s’entretenir avec Philippe II de la situation en Hongrie, laquelle
afflige excessivement le pape en raison du double péril qu’elle fait courir à
la chrétienté.
— Double ? dis-je. N’est-ce pas jà assez que les
Turcs occupent la plus grande partie de la Hongrie ?
— Il y a pis, dit Vincenti en croisant les deux mains
devant lui. Loin de vouloir y instaurer l’islam, les Turcs, avec une habileté
diabolique, ont favorisé le calvinisme dans les provinces qu’ils occupent. Tant
est qu’ils ont gagné à leur cause les Hongrois protestants et transformé une
guerre d’indépendance en guerre de religion. Machiavel n’eût pas fait mieux.
— Adonc, dis-je, Giovanni Francesco va supplier
Philippe II de soutenir par ses armes et son or les Hongrois catholiques.
— Certamente ! dit Vincenti, ma non si
puo avere il dono dell’ubiquita [69] : Philippe ne
peut pas en même temps lutter contre les pirates anglais dans l’Atlantique,
contre les pirates turcs en Méditerranée, contre les Hongrois calvinistes en
Hongrie, contre les gueux des Flandres dans les Flandres et contre les Français
en France.
— En d’autres termes, dit La Surie, Philippe a
mordu dans plus de morceaux qu’il ne peut mâcheller.
— D’où, dit Vincenti, une autre conjecture.
— Quoi, une autre ? dit La Surie, une autre
seulement ? Que sont devenues les soixante-dix conjectures des
soixante-dix cardinaux ?
— Signor, dit Vincenti avec un sourire, plaise à
vous de ne point me reprocher d’avoir, pour complaire au Signor Marchese, immensément
rabattu de ma florentine subtilise.
— J’avais dit : « italienne », dis-je en
riant.
— Mais c’est de Florence que les Italiens tirent leur
subtilité, dit Vincenti en riant aussi. Bene. L’autre conjecture, c’est
que le pape propose à Philippe II un arrangement qui inclurait la Hongrie,
mais sans se limiter à elle…
Là-dessus, Vincenti observa une pose dramatique, laquelle
incontinent j’abrégeai.
— C’est peu dire, Signor Vincenti, que je suis
tout ouïe. Je bois vos paroles ! Adonc, versez-les-moi dans l’oreille sans
tant languir.
— Voici, Signor Marchese. Giovanni Francesco
aurait pour tâche d’apprendre à quelles conditions Philippe consentirait à
faire la paix avec le prince de Béarn, et le pape pèserait alors sur votre
Henri pour qu’il accepte ces conditions.
— Moyennant quoi, dis-je en jetant à La Surie un
œil stupéfait, le pape l’absoudrait ?
— Si, Signor Marchese, dit Vincenti. À condition
toutefois que la France renonce aussi à son alliance avec les Turcs, et à ses
alliances avec les hérétiques : à savoir avec l’Angleterre, la Hollande et
les princes luthériens
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