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La polka des bâtards

La polka des bâtards

Titel: La polka des bâtards Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Stephen Wright
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main il risque fort d’en arracher
un ou deux doigts, à titre d’avertissement. »
    Augusta retira son bras avec une précipitation horrifiée.
« Mais enfin, c’est incroyable ! » Elle se tourna pour examiner
le garçon docile assis à côté d’elle. « On ne croirait pas, à le voir, que
c’est ce genre d’enfant. »
    Thatcher eut un sourire affable. « C’est vrai de tous
les enfants. »
    Voûté sur son assiette, Liberty se mit à consommer à la
chaîne des bouchées trop cuites de diverses viandes en sauce, bouillies,
conformément aux instructions très strictes de M me  Callahan,
pendant au moins une heure pleine, ce qui avait pour effet de priver
efficacement chair ou légume de toute saveur, consistance ou valeur nutritive.
Les ailes osseuses de ses fines épaules commençaient à frémir doucement, dans
les convulsions d’une hilarité secrète.
    « Qu’est-ce qui lui arrive, cette fois ? demanda
Augusta.
    — Il est content, expliqua Thatcher. Il aime
manger. »
    Elle interrogea doucement le garçon, avec une extrême
courtoisie : « Quel est ton plat préféré ? »
    Secoué de rire et mastiquant, Liberty ne réagit pas.
    « Il ne peut pas vous entendre, dit Thatcher. Il est
sourd.
    — Oh, mon Dieu ! » Augusta se couvrit la
bouche d’une main délicate.
    « Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda M me  Thorne.
    — Il a dit que le garçon est sourd.
    — Oh ! »
    Toute la famille Thorne changea de position pour contempler
le malheureux enfant.
    « Il s’est merveilleusement bien adapté à sa condition,
dit Thatcher. Il a très vite excellé à lire sur les lèvres.
    — Est-ce qu’il entend la musique ? demanda Rose,
troublée que le convive le plus proche d’elle en âge puisse souffrir d’un tel
handicap.
    — Non, mais il la ressent. »
    Augusta se pencha à la hauteur du visage de Liberty et parla
lentement, méthodiquement, espaçant les mots telles des pierres qui
dégringoleraient à intervalles réguliers dans un puits de ténèbres.
« Quel… est… ton… plat… préféré ? »
    Liberty dévisagea la jeune femme d’un regard complètement
vide, puis laissa brusquement retomber sa mâchoire, dévoilant sur sa langue une
masse semi-mastiquée de matière beige indéfinissable qu’il désigna d’un index
tendu.
    Augusta eut un haut-le-cœur et un mouvement de recul.
« Mais enfin, je n’ai rien vu de plus dégoûtant depuis notre départ de New
York. Je le crois effectivement capable de me mordre, ou pire. Pardonnez-moi,
monsieur Fish, mais le comportement de votre fils ne semble pas tellement plus
évolué que celui d’une bête sauvage. » Incapable toutefois de se détourner
entièrement, elle continua à fixer l’enfant scandaleux comme si elle attendait
des excuses ou du moins une explication appropriée.
    « Je sais que vous n’aviez pas l’intention d’insulter
mon fils, dit Thatcher d’une voix douce, et réciproquement, mais je dois aussi
vous signaler, hélas, que, telles certaines créatures de la forêt, il est
également muet. »
    Les trois femmes s’exclamèrent en chœur.
    « Oh, monsieur Fish, s’écria Augusta, je suis vraiment
navrée. Je ne me doutais de rien.
    — Ça n’a pas l’air de le déranger tant que ça. Il
parvient à satisfaire la plupart de ses besoins par un éventail de gestes
éloquents. »
    M me  Thorne, perchée sur le bord de sa chaise
comme un oiseau au nid, absorba cette information avec un intérêt avide, puis
se pencha en avant d’un air grisé, les bajoues tremblotantes, pour
proclamer : « Quand j’étais jouvencelle, plus jeune encore que ma
petite Rose, notre palefrenier Edgar – vous vous rappelez, le vieux
Budgie, n’est-ce pas, mes filles ? – a reçu un coup de sabot en
pleine tête, d’un cheval enragé. Non, attendez… il s’agissait peut-être plutôt
de cette vache malade qui nous rendait fous à force de meugler près de la
clôture, sans vouloir entrer ni sortir, jusqu’au jour où Randolph est allé lui
tirer une balle entre les oreilles avec le vieux mousquet dont Père se servait
pour tuer des Français… bref, c’était il y a longtemps, et en tout cas on n’a
rien pu faire pour l’infortuné jeune homme, sinon le caler dans un coin et
s’assurer que ses langes étaient changés régulièrement. Il ne pouvait plus
parler, le pauvre petit, et à peine lever le petit doigt. Complètement
déstabilisé, il était. Et, fort curieusement, au fil des

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