La polka des bâtards
années il a acquis une
ressemblance parfaite avec le philosophe Thomas Carlyle, quoique, n’ayant
moi-même jamais rencontré le grand homme, je ne puisse vous l’assurer.
— À vrai dire, répliqua Thatcher, je crois que mon fils
conserve assez de sens commun pour ne pas s’égarer dans des travaux d’écriture.
En revanche, il a maintes fois exprimé sa fascination intense pour le métier de
batelier. »
La façade soigneusement entretenue d’Augusta s’était
affaissée dans une posture d’ébahissement flagrant : elle était bouche
bée, et on voyait ses pensées, généralement sombres, planer, pures comme des
nuages, sur son visage poudreux et vulnérable.
Liberty, qui avait dévoré le contenu de son assiette jusqu’à
la dernière bouchée, la sauçait vigoureusement avec un vestige de croûton de
pain. Sa tâche achevée, il écarta sa chaise, se leva et fit une profonde
révérence.
« Tout le plaisir est pour moi », répondit Augusta
avec un hochement de tête courtois.
Thatcher, qui n’avait presque rien mangé, se leva à son tour
et prit congé : cet homme grand aux grandes mains avait dans sa
physionomie une lumière persistante qui, aux yeux d’Augusta, le rendait
suprêmement intrigant, car fondamentalement indéchiffrable. « Je suis ravi
d’avoir fait votre connaissance, mesdames, dit-il en effleurant son chapeau.
Mon fils et moi-même avons apprécié à la fois le charme enchanteur de votre
compagnie et l’amplitude de votre générosité.
— Merci, monsieur Fish, répondit M me Thorne.
Vous avez contribué à faire de cette horrible croisière une expérience… comment
dirais-je ? plus édifiante.
— Au moins, il n’est pas aveugle », lâcha
Rose, que sa mère et sa sœur s’empressèrent de faire taire.
En remontant l’escalier derrière un Liberty gloussant,
Thatcher ne cessa de lui donner des coups de genou dans la cuisse jusqu’à ce
que son fils agacé tente de se retourner pour exprimer son grief : alors
le père se contenta de lui saisir le crâne et de le refaire pivoter fermement
vers l’avant, comme si cette tête n’était qu’un fleuron en haut d’un poteau,
une boule de bois qui exigerait un léger réajustement.
Sitôt sur le pont, Thatcher fut accosté par un autre
vagabond de moralité douteuse qui voulut l’entraîner dans un « échange
philosophique » quelque peu décousu sur le tambourinage des tables,
l’élevage des bêtes et les signes palpables de la présence du Diable dans notre
monde déchu – « habilement construit, monsieur, selon une
architecture qui offre d’innombrables recoins et cachettes où le Grand
Tentateur peut prendre ses aises ».
Liberty profita de cette diversion pour explorer l’espace
limité du pont du Crésus. Deux révolutions complètes entre poupe et
proue suffisant amplement à satisfaire la curiosité du plus curieux des
fouineurs, il reprit place à l’avant du toit. Près de lui, le groupe de jeunes
gandins et péronnelles prenait des poses, flirtait de manière éhontée et
jouissait des bienfaits de la Nature avec force bavardages concernant le Phébus
des Anciens, les pelages mouchetés, les croquants si pittoresques, etc. Une
jeune femme pâle qui s’ennuyait, et faisait tournoyer, méditative, une ombrelle
de soie au-dessus de son chignon blond en pyramide complexe, se tourna pour
accorder au peut garçon un vague sourire comme on dépose une pièce dans la
sébile d’un mendiant – comportement auquel Liberty avait déjà été assez
exposé pour savoir qu’on pouvait, qu’on devait, n’en tenir aucun compte.
Une pinède envahit les berges, drapant le bateau d’une ombre
fraîche et médicinale, et un homme éclata de rire lorsqu’une basse branche
tenta de lui arracher son chapeau. Un nuage noir de moucherons provoqua parmi
les passagers une épidémie de toux et de moulinets de bras. De gros crapauds
verdâtres plongeaient dans un grand clapotis à l’approche du vaisseau. Deux
yeux sombres et scintillants apparurent au bord du toit, fixant intensément
Liberty ; à peine les eut-il remarqués que leur propriétaire, d’un bond spectaculaire,
jaillit dans les airs et atterrit souplement à côté de lui.
« Je suis le muletier », annonça l’acrobate en
tendant une main sale et calleuse. C’était le garçon agité et indépendant que
Liberty avait déjà vu rôder mystérieusement sur le bateau ou s’avachir sur une
mule chaque fois que Red faisait
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