La Prophétie des papes

l’épaule.
    Â«Â Voilà quel est notre lot, mon ami. Mais, sans notre petite contribution, les acteurs n’auraient rien d’autre à faire que lâcher des pets et des borborygmes. »
    Marlowe avait rencontré Kyd peu de temps après avoir quitté Cambridge. Kyd était un pilier du Mermaid, et une des célébrités du monde du théâtre. Sa Tragédie espagnole avait été un des plus grands succès des dernières années. Il avait six ans de plus que Marlowe, il était d’origine plutôt modeste, comme lui, mais il était désavantagé parce qu’il n’avait pas fréquenté l’université. Il avait triomphé uniquement grâce à son talent créatif et sa personnalité combative. Marlowe l’avait apprécié immédiatement et vice versa, mais il résista aussi longtemps qu’il le put à ses suppliques pour qu’il devienne son amant.
    Finalement, après une soirée particulièrement arrosée de bière, ils se retrouvèrent dans le même lit. Marlowe recula pour échapper aux baisers ardents de Kyd et dit d’une voix rauque.
    Â«Â J’ai une particularité.
    âˆ’ Vraiment ? Comme c’est intéressant ! Est-elle très grande, très petite ou très courbée ? demanda Kyd en se calant sur un coude.
    âˆ’ Est-ce que tu jures de n’en parler jamais à personne ?
    âˆ’ Je le jure », dit Kyd sur un ton mélodramatique.
    Marlowe sortit du lit, se leva, lui tourna le dos et descendit sa culotte.
    Kyd poussa une exclamation de joie.
    Â«Â J’ai toujours su que tu étais un diable ! Quelle merveille ! Je peux la toucher ?
    âˆ’ Oui, tu peux, dit Marlowe. Elle supporte d’être malmenée. »
    Kyd caressa la queue, fasciné.
    Â«Â Est-ce que cette particularité est courante dans ta famille ?
    âˆ’ Non, mentit Marlowe. Je suis le seul. Peut-être le seul au monde.
    âˆ’ Ce sera notre secret à nous, alors, dit Kyd. Reviens dans mon lit aussi vite que tu peux. »
    Â 
    Les deux hommes se frayèrent un chemin dans la foule jusqu’à la scène. Dans les coulisses, Edward Alleyn, le plus grand acteur d’Angleterre, vêtu de la panoplie du docteur Faust, échauffait ses cordes vocales avec des exercices harmoniques.
    Â«Â Kit ! s’exclama-t-il. Et Tom ! À quoi ressemble la salle ?
    âˆ’ Pleine à craquer, à en juger par la foule, dit Kyd. Tu es parfait dans ce rôle.
    âˆ’ J’ai l’air qui convient, mais me souviendrai-je de mon texte ? J’ai joué trois nouvelles pièces cette dernière semaine.
    âˆ’ Je vous prie, cher monsieur, de ne pas oublier mes vers, le réprimanda Marlowe. Souvenez-vous, les autres pièces étaient de la pâtée pour chiens. Celle-ci est taillée dans le meilleur steak.
    âˆ’ Je ferai de mon mieux, soyez-en assuré. »
    James Burbage approcha et escorta Marlowe et Kyd dans un étroit escalier menant à une des loges d’où ils contemplèrent la foule.
    Â«Â Regardez-les tous ! s’écria Burbage. J’entends qu’on se presse aux grilles, ils réclament tous des billets. Il va falloir demander des cavaliers armés pour maintenir l’ordre ! Le bouche à oreille est un allié puissant, n’est-ce pas ?
    âˆ’ Eh bien, la pièce a tout ce qu’il faut ! dit Kyd. Les idées de Kit – convoquer Méphistophélès par la magie, vendre son âme au diable en échange des secrets de l’univers –, voilà des thèmes grisants. »
    Une flasque de vin se trouvait sur la table. Burbage versa trois verres.
    Â«Â Aux thèmes grisants et à la séduction du succès, messieurs. »
    Le metteur en scène appela au calme et annonça les noms des acteurs. À la mention d’Edward Alleyn, de grands cris d’enthousiasme résonnèrent. Le chœur entra en scène et la pièce commença.
    Lorsque Alleyn, en docteur Faust, fit son apparition, à la simple vue du grand homme, le public s’enflamma. L’acteur réussit à garder la posture du Faust en grande tenue tandis qu’il attendait d’un air suffisant que la foule ait fini de s’époumoner. Bientôt, il fut debout dans un cercle magique élaboré décoré de signes astrologiques,