La Prophétie des papes
croiser son regard, espérait un sourire et un hochement de tête pour quâelle les bénisse en retour. Lâautre paraissait prétendre quâelle nâexistait pas, comme si son habit la rendait invisible. Elle préférait le second. Ces promenades lui étaient précieuses, ces rappels intimes de la vie profane quâelle avait laissée derrière elle. Elle aimait regarder les vitrines, lire les affiches de films, observer lâintimité franche des jeunes couples dans la rue, se rappelant ce quâelle ressentait en marchant dans ces rues habillée en « civil ». Mais rien de ce quâelle voyait ne la faisait changer dâavis ou nâentamait ses certitudes fondamentales ; câétait tout le contraire. Chaque traversée de son ancien domaine la confortait. Elle était fière de porter sa foi sur ses longues manches noires, de célébrer ouvertement lâintense amour du Christ quâelle ressentait au fond de son cÅur.
Lorsquâelle arriva à la porte de lâappartement de son père, elle rassembla ses forces. Il ne manquait jamais de lâouvrir dâun grand revers de la main, plus tellement par mauvaise humeur, mais incontestablement par habitude.
Ils sâembrassèrent. Il déposa un baiser si rapide quâil manqua la joue dâElisabetta et ses lèvres effleurèrent le bord de son voile.
« Comment sâest passée la messe ? demanda-t-il.
â Très bien.
â Aveuglée par la lumière ? »
Elle le suivit vers la cuisine.
Elisabetta laissa échapper un soupir.
« Oui, exactement, papa. »
Comme dâhabitude, son nez fut assailli par les lourds effluves de tabac à pipe Cavendish qui embrumaient lâair. Lorsquâelle était petite, elle les remarquait à peine, sauf quand quelquâun à lâécole reniflait lâodeur de son pull-over et se moquait. Câétait simplement lâodeur de son monde. Maintenant quâelle était adulte, elle frémissait à lâidée de lâétat des poumons de son père après toutes ces années.
Comme il convenait à un professeur dâuniversité, lâappartement de Carlo Celestino était spacieux, situé au dernier étage dâun immeuble dâun blanc argileux dans une étroite rue en pente. Il y avait trois chambres à coucher â elle en avait partagé une avec Micaela depuis sa plus tendre enfance, jusquâà son départ pour lâuniversité. Zazo, le fils béni, avait toujours bénéficié de sa propre chambre. Maintenant, toutes prenaient la poussière, figées dans un passé lointain. La porte de la chambre de son père était fermée. Elle lâétait toujours et Micaela nâavait pas la moindre idée de lâétat dans laquelle elle se trouvait, bien que les autres pièces de lâappartement soient, au pire, seulement en désordre. La poussière et la saleté relevaient du domaine de la femme de ménage, mais lâemployée était trop effrayée pour toucher aux piles chancelantes de papiers et de livres qui couvraient la plupart des surfaces en bois dans les pièces de réception.
Carlo Celestino ne correspondait pas vraiment à lâimage communément admise du mathématicien. Il avait les épaules carrées, les jambes courtaudes et le teint rubicond dâun agriculteur, ce qui le distinguait nettement de ses collègues minces et blafards qui peuplaient le département de mathématiques théoriques de la Sapienza. Mais il avait toujours été différent, un marginal génétique qui avait poussé de manière inattendue dans une lignée de simples fermiers laitiers, un type dont les premiers souvenirs dâenfance nâétaient pas des vaches ou des prés, mais des nombres tournoyant dans sa tête, en train de sâorganiser.
Il avait gardé la vieille ferme de ses parents dans les Abruzzes et il passait encore des week-ends et des vacances dans les douces collines dominant lâAdriatique, se consacrant à des activités physiques dans la campagne vallonnée autant que le supportait son corps de soixante-huit ans, laissant son esprit jouer avec le théorème avec lequel il sâétait battu toute sa vie : la conjecture de Goldbach, un édifice mathématique dont son épouse
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