La Religion
Il se dit à lui-même de penser turc. De rêver au vieil Istanbul. De prier dans la langue du Prophète. Il chercha son souffle et se mit à chanter, et sa voix cassée et desséchée était aussi caverneuse que les souffles de la désolation.
« Par les vents qui s’entremêlent jusqu’à se nouer, Et ceux qui portent le fardeau de la pluie, Et ceux qui glissent avec aisance sur la mer, Et ces anges qui obéissent à Allah et sèment des bénédictions, En vérité, ce à quoi tu es promis est sûrement vrai, Et, en vérité, le jugement et la justice viendront un jour… »
Des bruits de pas s’immiscèrent dans son délire et une main rude saisit son épaule. Il se dégagea en roulant, serrant la dague dans son poing, et, de ses dernières forces, il se redressa sur un genou, l’autre pied prêt à bondir, laissant la folie chuchoter à ses oreilles, les dents prêtes à mordre, la lame brandie.
Deux janissaires, minces et jeunes, se tenaient au-dessus de lui, cimeterres levés, échauffés par la victoire. Mais à cette vue, ils reculèrent, et le plus jeune tendit une main pour abaisser le sabre de son compagnon. Ils voyaient le cadavre de Vigneron et les morts musulmans étalés sur le sol. Ils voyaient la roue sacrée des quatrièmes agha boluks tatouée sur le bras de Tannhauser à l’encre bleu nuit. Ils voyaient le sabre à double lame du Zulfikar tatoué en rouge. Ils voyaient son organe circoncis. Sur sa cuisse, ils voyaient la sourate d’ Al-Ikhlas : « Allah est Dieu, l’Unique. Allah us-Samad, l’Éternel, Absolu. Il n’a pas engendré, ni n’a été engendré. Et nul n’est semblable à lui. » La camaraderie emplit les yeux des janissaires.
« La paix soit sur toi, mon frère, dit le plus jeune.
– Par la volonté d’Allah, tu es enfin parmi tes amis », ajouta le plus vieux.
Leurs sabres se relevèrent soudain sur un bruit qui fit se retourner Tannhauser. Le vieux Stromboli émergea du fond obscur des écuries. Il vit Tannhauser et resta bouche bée. Tannhauser bondit comme un dément, couvrit la distance qui les séparait en deux bonds de loup, poignarda Stromboli en plein cœur et le regarda mourir. Il laissa tomber le vieil homme. Il se retourna vers les jeunes lions. Ils le regardaient avec un respect renouvelé.
Tannhauser dit : « Allahu Akabar » , puis il s’effondra.
ILS L’ENVELOPPÈRENT DANS une grande cape de soie bleue, lui donnèrent du thé au miel et du bœuf séché, et il s’assit à l’ombre sur un énorme boulet de pierre pour regarder les Turcs passer leur colère sur les rares défenseurs chrétiens qui respiraient encore.
Neuf chevaliers avaient été pris vivants, et parmi eux de Quercy et Lanfreducci. On les dénuda violemment avant de les forcer à s’agenouiller dans la cour. Ils entonnèrent des psaumes de David, jusqu’à ce que trompettes et tambours annoncent l’arrivée du pacha Mustapha. Il traversa la douve sur un cheval gris perle et ne leur jeta qu’un seul regard avant d’ordonner qu’ils soient tous décapités. Une par une, leurs voix hautes moururent, jusqu’à ce que Lanfreducci soit seul à chanter, et le sabre de l’exécuteur siffla et son corps s’éclaboussa en tombant dans le lac écarlate qui souillait la cour. Les blessés allongés dehors devant l’hôpital furent achevés sur place. Les chapelains furent traînés hors de la chapelle et découpés comme des cochons sur les marches ensanglantées. Les innombrables blessés à l’intérieur, à en juger par la clameur de leurs cris et de leurs oraisons, furent massacrés là où ils reposaient sur le sol de la nef.
Il y avait tant de morts dans cet espace étouffant, la vision de l’atrocité était devenue si monotone, que Tannhauser ne ressentait plus qu’une vague honte hébétée. Même quand ils amenèrent Jurien de Lyon, qu’ils lui tranchèrent les membres et les parties avant de lui fendre le crâne, cette horreur lui sembla presque abstraite. Jurien, qui avait recousu le visage de Bors, Jurien dont le savoir de guérison si vaste et si sacré n’aurait pas pu être racheté par les quelque cinquante mille âmes en présence, lui dont les doigts avaient des talents que des nations entières n’auraient pu rassembler, tout cela s’éteignit dans un spasme de malveillance triomphante. Quand de telles extinctions se multipliaient ainsi, même du peu que Tannhauser avait pu en voir dans ce monde qui en
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